C'est dans les lugubres caves du Cantada autour d'une table en forme de cercueil que Music Waves a rencontré un Tomas Lindberg visiblement très à l'aise à l'idée de défendre cet album, concrétisation du retour aux affaires studio d'At the Gates...
Quelle est la question qu’on t’a trop souvent posée ?
Tomas Lindberg : Ah (Rires) ! La question qui revient très souvent est "Pourquoi maintenant ?" (Rires)…
Et je m’en excuse par avance parce qu’il est évident que nous reviendrons sur ce sujet mais avant cela, je veux revenir sur une déclaration que tu as faite en 2008 : "Aucun album ne sera plus enregistré. L’héritage de "Slaughter of the Soul" restera intact. Ça sera fun de composer à nouveau ensemble mais plus sous le nom d’At the Gates"…
Je vais commencer par dire que nous devrions parler à travers notre musique et non en faisant des déclarations (Rires). Celle que tu viens de citer montre à quel point, ce n’est pas notre truc (Rires) !
A peine commencée, l’interview est donc déjà terminée ?
Non mais la réalité est que nous devrions arrêter de faire des déclarations comme celles que j’ai pu faire en 2008 parce que nous ne savions pas à l’époque que nous nous réunirions à nouveau en 2011 pour une série de concerts. Nous avons été bouleversés par l’accueil. L’intérêt pour le groupe et la passion des fans étaient toujours présents. Et plus que tout, nous sommes amis d’enfance et nous avons pris énormément de plaisir à tourner ensemble.
"Personne n’était au courant, il n’y avait donc aucune pression
extérieure. La seule pression était celle positive que nous nous
mettions pour sortir un album auquel nous croirions."
On sent qu'il vous a fallu une certaine réflexion pour franchir le pas. Vous aviez sans doute à cœur de garder votre âme intacte et pour cela, vous deviez être sûrs de la force de groupe et de votre capacité à écrire ensemble?
Excepté notre entourage très proche, nous n’avons dit à personne que nous étions en train de composer, nous avons travaillé en secret. Personne n’était au courant, il n’y avait donc aucune pression extérieure. La seule pression était celle positive que nous nous mettions pour sortir un album auquel nous croirions. Nous nous sommes promis d’être honnêtes envers nous-mêmes plus que pour nos fans. Si bien que nous nous sommes mis à la composition sans réellement penser dans quelle direction nous allions aller : savoir si cet album devait suivre les pas de "Slaughter of the Soul" ou pas…
Cet album vous l’avez composé avec vos tripes et votre cœur…
Exactement ! Nous avons toujours travaillé ainsi et c’est la seule et unique façon de faire un album d’At the Gates.
At The Gates a toujours l'image d'un groupe intègre et libre, votre split en 1996 après votre disque référence en est la meilleure preuve. Avez-vous eu peur d'écorner cette image en revenant et cela explique-t-il le fait que vous ayez pris votre temps?
Il faut différencier notre retour sur scène et ce nouvel album… Mais bon, la faute en revient à Anders (NdStruck : Anders Björler, guitariste et principal compositeur du groupe) (Rires). En 2008, il a voulu réunir le groupe et nous a demandé si ça nous intéressait. Il faut savoir que c’est lui qui l'a quitté en 1996 parce qu’il voulait une belle fin. L’idée était belle mais plein de choses ont évolué comme tu l’as dit précédemment. Nous nous sommes retrouvés, c’était cool et inspirant de jouer ensemble et nous avons décidé de continuer. Mais à ce moment, je ne pensais à pas à un nouvel album d’At the Gates et personne n’y pensait jusqu’à ce qu’Anders vienne nous voir en disant : "J’ai de nouveaux riffs, vous voulez les écouter ?" (Sourire).
Et en l’écoutant, ce fut une évidence pour toi ?
Pour moi, c’était une évidence que ces riffs étaient aussi bons que ceux du death metal mélodique des années 2000, c’était typiquement le style d’Anders, des riffs parfaits… Mais comme je te l’ai dit, nous nous sommes promis de n’en parler à personne pour que nous puissions travailler sans aucune pression hormis Jonas qui est venu donner un avis sur la structure des chansons… Au bout de quelques semaines, nous avions déjà quatre ou cinq titres et c’est à ce moment que nous sommes dits que nous tenions quelque chose de bon.
"Chaque fan a sa propre vision d’At the Gates [...] nous ne pouvons pas toutes les satisfaire [...] nous avons donc
décidé de faire cet album avec notre coeur…"
Tu dis que vous n’avez subi aucune pression extérieure mais à l’aube de la sortie de cet album, ressentez-vous une certaine pression au moment de faire découvrir à la planète metal le successeur de "Slaugther of the Soul"?
Non puisque dès le départ, nous nous sommes mis d’accord sur les raisons de cet album et il devait avant tout passer par tous les filtres possible. Il y a une démocratie extraordinaire dans ce groupe, tout le monde doit être d’accord sur tout si bien que ça prend énormément de temps et d’effort (Rires). Mais au final, tout le monde est content du résultat final dans son ensemble… Nous avons été extrêmement précis pour qu’aucun d’entre nous n’ait rien à redire.
Comme tu dois t’en douter, cela implique énormément de travail mais cela a été très positif : nous savions à l’avance que nous serions satisfaits de cet album. Et c’est vital parce que si par la suite, il essuie des critiques, nous saurons les surmonter parce qu’à l’intérieur de nous, nous savons qu’il est bon. Aujourd’hui, je suis prêt à encaisser ces critiques ! Chaque fan a sa propre vision d’At the Gates et de comment le groupe devrait sonner : nous ne pouvons pas toutes les satisfaire et si nous avions essayé de le faire, nous nous serions vendus : nous avons donc décidé de faire cet album avec notre coeur…
D’un autre côté la mode est au retour d'anciennes formations des années 1980-1990 en matière de death metal que ce soit Coroner, Carcass, Cynic ou encore Atheist qui sont revenus avec succès et même en studio pour les trois derniers. Cela a-t-il été une source de mise en confiance de voir vos confrères revenir avec brio?
Absolument même si nous aurions fait cet album de toute façon. Comme tu l’as dit, il y a eu des preuves que ces groupes pouvaient encore sortir des albums incontournables. J’avais deux albums de ce type en tête quand nous avons commencé à travailler ensemble : "Monotheist" de Celtic Frost et "My Father Will Guide Me Up a Rope to the Sky" des Swans. Ces albums étaient une avancée, ils n’étaient pas une simple version standard de ce que tout le monde attendait, ils proposaient quelque chose de réellement nouveau mais tu pouvais toujours entendre que c’était Swans ou Celtic Frost : le cœur de ces groupes était toujours présent mais ils avaient évolué de façon aventureuse et inspirée et c’était vraiment ce que je voulais et nous avons essayé de faire !
Musicalement "At War with Reality" montre un groupe très frais et ambitieux, comme si justement ces 19 années n'avaient jamais existé et que vous repreniez là où vus vous étiez arrêtés. Aviez-vous cette ambition de garder ce son et cet esprit si particulier de votre musique, entre death metal classique et ce death mélodique que vous avez pratiquement créé ?
Il était évident que nous devions rester fidèles à notre son. Mais quand Anders a commencé à composer et que Jonas (NdStruck : Jonas Björler) l’a rejoint, tout s’est fait naturellement. Les principales influences d’Anders de l’époque -King Crimson, Yes, Slayer, Morbid Angel, Thin Lizzy…- n’ont pas changé…
"Nous avons suivi le chemin de groupes [comme King Crimson] en ne posant aucune
limite. C’est cette liberté de créer qui nous rend
reconnaissable."
Tu cites King Crimson et effectivement, on peut entendre cette partie progressive qui existait déjà chez Opeth…
D’une certaine façon, à l’instar d’un Celtic Frost, King Crimson est très important pour At the Gates. Nous avons suivi le chemin de ces groupes en ne posant aucune limite. C’est cette liberté de créer qui nous rend reconnaissable.
Ce qui fait le force de votre musique finalement c'est cet équilibre entre puissance brute et harmonies des guitares mélodique. C'est le son et la spécificité du death mélodique qui s'est parfois perdu ces dernières années avec l'arrivée du metalcore. Vous voyez-vous comme les gardiens du temple avec un Dark Tranquillity, garant lui aussi du style avec les années ?
Dark Tranquillity est un groupe ami composé de mecs supers. C’est un groupe très artistique qui, comme nous, essaie d’aller de l’avant et teste de nouvelles choses.
Je dirais que quand tu regardes l’héritage de ce genre de groupes, ces groupes metalcore policés et je ne dirais pas de nom pour ne froisser personne (Rires), ce n’est pas du death metal. Aujourd’hui, les jeunes ne perçoivent pas notre musique comme du death metal et il faut un peu se battre pour leur faire comprendre que Killswitch Engaged n’est pas la définition d'un death metal plus sombre et mauvais (Sourire) !
D'ailleurs ton chant toujours aussi rude et violent est le meilleur garant de votre style… Êtes-vous fiers de cette spécificité loin des volontés claires et mélodiques de certains confrères ?
Les riffs et les voix sont les deux principales clés constitutives du death metal et nous n’y dérogerons jamais. Ce que je viens de dire ressemble beaucoup à une déclaration (Rires) et comme j’aime me contredire, il y aura des voix claires sur le prochain album (Rires) ! J’ai essayé de chanter en clair sur mes autres projets : ça peut marcher quand tu œuvres dans un autre genre musical et pour certains aspects. Mais au final, je ne suis pas un chanteur, je suis une voix death metal.
Je sais ce que je fais de mieux et je me concentre dessus. Je suis assez fier du résultat final sur cet album, comme tu l’as dit, c’est assez violent. Ca aurait pu être un album ennuyeux (Rires) mais ce n’est pas le cas, c’est un album très agressif.
A l’inverse, comprends-tu l’évolution de groupes comme In Flames qui a pratiquement abandonné le métal avec son dernier album ?
Bien sûr ! Même si je n’aurais pu suivre leur chemin parce que ce n’est tout simplement pas mon style.
Au contraire de In Flames qui évolue album après album, n’avez-vous pas peur de stagner, surtout après tant d'années?
Dans le cas d’At the Gates, nous essayons de nous développer à l’intérieur des principaux aspects d’une chanson. Les gens attendent de nous que nous soyons un groupe de death metal et nous le serons toujours. Il y a tant de choses à faire à l’intérieur de ce style en expérimentant, en faisant des arrangements étranges, en travaillant sur les harmonies, sur des textes conceptuels… On peut faire énormément de choses avec le death metal : tu peux te développer sans perdre l’agressivité.
En revanche, d’une certaine façon, je peux comprendre In Flames et je suis surpris par l’attitude de certains fans vis à vis du dernier album. Les quatre derniers n’avaient de cesse d’aller progressivement vers cette direction : je ne suis donc pas surpris. En revanche, je l’aurais été si il avait été sorti après "Whoracle" (Rires) !
Avec vos disques et en peu de temps, vous avez façonné le son de la fin des années 1990 mais vous avez été reconnus assez tardivement, après le split pratiquement. Avez-vous le sentiment d'être passé un peu à côté de la reconnaissance qu'ont eu Dark Tranquillity, In Flames et peu après Soilwork ?
Et bien, je ne sais pas. D’une certaine façon, aujourd’hui, nous sommes dans une position fantastique, plus que les groupes que tu cites parce que nous n’avons pas autant travaillé qu’eux qui n’ont pas arrêté de tourner. Nous pouvons choisir, nous pouvons faire un peu ce que nous voulons, nous n’avons aucune attente alors que tous les groupes que tu cites sont un peu coincés car les attentes placés en eux par leurs fans sont énormes. Nous concernant, les gens savent que nous ne sommes pas un groupe qui tourne énormément, les concerts d’At the Gates sont assez exclusifs. Nous sommes vraiment dans une belle situation et sans cette pause, nous n’aurions pas pu apprécier cette réunification.
Justement est-ce aussi la jeunesse et le manque de succès qui peuvent expliquer cet arrêt, comme un découragement devant l'adversité et 15-20 ans après, vous sentez-vous plus mûrs et forts pour repartir de là où vous étiez après de bons succès dans d'autres formations?
C’est une des choses qui caractérisent At the Gates, il n’y a pas d’amertume ! Quand nous nous sommes séparés, c’était plus comme le sentiment d’avoir perdu sa petite amie et quand j’allais voir The Haunted à leur début, j’avais l’impression de voir mon ex-petite amie dans les bras d’un autre (Rires). Mais comme je te le disais, c’était sans amertume, sans agressivité, l’ambiance entre nous était bonne ce qui a rendu possible ce retour finalement.
Finalement, quels sont vos attentes vis-à-vis de cet album ?
Nous n’avons pas vraiment d’attente. Nous avons déjà fait certaines choses et nous savions que nous étions en mesure de les refaire à nouveau…
"Aujourd’hui, je considère qu’At the Gates
est un groupe "actif" [...] et je nous vois mal ne
plus sortir d’albums par la suite… "
... avec vos fans plus que jamais derrière vous...
Tout à fait ! Nous avions cette pression positive, nous savions que les gens attendaient cet album et étaient toujours intéressés par At the Gates. Pour autant, nous ne nous projetons pas dans le futur et comme je te l’ai dit en préambule, je ne ferais plus de déclarations (Rires). Malgré tout, nous avons une tournée prévue qui passe un peu partout sauf en France mais nous essaierons de nous rattraper en d’autres occasions en 2015.
Aujourd’hui, je considère qu’At the Gates est de retour, qu’At the Gates est un groupe "actif" comme tout groupe normal et je nous vois mal ne plus sortir d’albums par la suite… !
Question traditionnelle de Music Waves, quel est ton meilleur souvenir d’artiste ?
Il y en a plein… Si je peux en citer deux, je dirais notre prestation au Wacken en 2008 : c’était extraordinaire, je n’ai jamais vu autant de monde dans toute ma vie (Sourire)… Et le deuxième est en 1989 quand j’ai tenu, pour la première fois, le premier album que j’avais fait (NdStruck : "In the Embrace of Evil" de Grotesque) !
Au contraire quel pourrait être le pire ?
C’est difficile. Au début, quand j’étais adolescent, j’ai des souvenirs d’avoir trop bu avant certains concerts. C’est horrible de constater que tu montes sur scène et que tu ne pourras pas donner le meilleur de toi-même. Depuis, nous ne buvons plus avant les concerts…
On a commencé par la question qu’on t’a trop souvent posée, au contraire, quelle est celle que tu souhaiterais que je te pose ?
Hum… C’est compliqué, je vais devoir laisser passer un grand blanc (Rires)… "Quel est mon livre préféré ?".
Et quel est-il ?
Le livre que je lis actuellement est d'un suédois que tu ne connaîtras vraisemblablement pas. Mais celui qui m’a le plus inspiré pour cet album s'intitule "Héros et tombes" comme la chanson ("Heroes and Tombs") (Sourire) d’Ernesto Sabato, un écrivain argentin… Les livres et la littérature sud-américaines ont été mes principales sources d’inspiration pour le concept de cet album à savoir la guerre contre la réalité (NdStruck : le titre de l’album "At War with Reality") opposition de l'idée des réalités individuelles confrontées à celle commune. Je pense que comprendre la réalité de chacun est la seule échappatoire pour l'Humanité sachant que la majorité des conflits de notre monde ont pour cause l'incompréhension de l'autre.
Avant de se quitter aurais-tu un dernier mot à dire aux lecteurs de Music Waves et peut-être en français ?
Merci à tous de nous rester fidèles et de toujours garder un intérêt dans ce que nous faisons, de garder la flamme en vous ! J’espère que vous serez d’accord avec moi pour dire que ce nouvel album d’At the Gates mérite votre attention... Jusqu’au prochain (Sourire)…
Merci à Noise pour sa contribution...