Sur fond de musique industrielle qui véhicule des clichés souvent bas du front, nous avons rencontré Jake Duzsik avec lequel nous avons bien entendu longuement échangé à propos du cinquième d'Health, "Rat Wars" mais pas seulement... Exigeant vis-à-vis de lui-même et de la musique qu'il propose qui se doit d'évoluer, le frontman d'Health s'est livré comme jamais au travers d'un propos très riche, personnel et surtout passionnant...
Quelle est la question qu’on t’a trop souvent posée et à laquelle tu aurais marre de répondre ?
Jake Duzsik : Je dirais probablement “Comment le groupe a commencé ?", c’est la question qu’on nous a le plus posée… Mais le pire -et peut-être le feras-tu (Sourire)- c’est que parfois je fais des interviews avec des journalistes qui se sont contentés de lire des articles dans la presse ou sur Wikipedia et basent leurs questions sur ces parutions… Je me demande pourquoi je fais des interviews si tu peux trouver les réponses sur Wikipédia…
Notre façon de rester intéressant d’un point de vue artistique et
créatif en laissant la porte ouverte aux changements entre chaque album
J’espère que ce ne sera pas le cas lors de notre échange. À l'origine et surtout sur les deux premiers albums, votre son était plus industriel, brutal, parfois minimaliste et assez inquiétant, depuis vous lui avez ajouté notamment une dimension mélancolique et lancinante qui vous permet de vous démarquer des autres groupes d'indus. Comment ce besoin d'évoluer s'est-il présenté à vous ?
Quand nous avons commencé le groupe, nous étions jeunes et nous étions énergiques et nous étions plutôt sur la scène avant-garde et nous étions à l’affût de tout ce qui sortait en termes de musique noise expérimentale mais également du post-punk… de la musique plutôt inaccessible… C’était vraiment excitant !
Mais pour être franc, tu peux commencer en tant que groupe difficile à appréhender et tu as la latitude d’expérimenter d’incorporer plus de mélodies et des structures plus reconnaissables mais c’est quasiment impossible de faire l’inverse : ce serait suicidaire !
Ce n’était pas notre cas mais pour continuer à être intéressant, pour le groupe, nous voulions sentir que nous progressions et que nous ne refaisions pas la même chose encore et encore : nous avons toujours voulu proposer un changement significatif entre chaque album.
Par exemple, Interpol est un groupe avec un son immédiatement identifiable adoré par plein de fans -et j’en fais partie- et pour eux, c’est extrêmement compliqué de savoir où ils vont aller parce qu’ils ont un son que tout le monde adore… ce n’est pas notre cas : nous n’avons pas un son dont tout le monde est amoureux. Je suis très jaloux d’être capable de produire de la musique qui pourrait toucher immédiatement plein de gens mais nous avons fait notre propre version en tant que grands fans de musique qui étudions différentes choses. Notre façon de rester intéressants d’un point de vue artistique et créatifs en laissant la porte ouverte aux changements entre chaque album.
Depuis le départ de Jupiter Keyes après "Death Magic", vous êtes revenus à un trio. Est-ce que finalement cette formule à trois n'est pas idéale pour la musique que vous jouez et que vous n'avez pas besoin d'un nouveau membre ?
Je ne le pense pas…
… Même pour la scène ?
Il était un membre fondateur et un ami proche mais il était dans le groupe depuis assez longtemps et c’est comme toute relation, ça peut être difficile de savoir quand il faut passer à autre chose. Il était à un moment de sa vie où il n’était plus aussi connecté au groupe et il y avait d’autres choses qui l’intéressaient également… mais c’était effrayant pour chacun d’entre nous de nous séparer… Mais quand ce fut le cas, d’un seul coup, nous étions plus légers et nous avons commencé à travailler beaucoup plus rapidement. Il avait d’autres projets musicaux et il voulait s’y impliquer plus encore. Il était toujours engagé dans le groupe mais c’est compliqué de travailler quand ton esprit n’est pas là…
Votre actualité est la sortie de votre déjà cinquième album "Rat Wars". À quoi fait référence le titre ? Est-ce un album concept ?
C’est vaguement un album concept dans le sens où nous adorons les concept-albums parce qu’ils conçoivent les choses avec attention et détails mais c’est une façon qui ne correspond plus aux standards : les gens n’écoutent plus la musique. Encore une fois, même si nous sommes d’énormes fans de cette façon de faire, je n’écoute plus un album du début à la fin : j’écoute désormais la musique sur Spotify…
Concernant cet album, d’un point de vue paroles, nous traitons plus ou moins toujours les mêmes sujets mais ce que je n’aime pas dans les albums concepts, c’est qu’on accorde trop d’importance aux textes, c’est la raison pour laquelle j’adore "Dark Side of the Moon" par exemple…
… A ce titre, as-tu écouté la version de Roger Waters ?
Non, bien sûr que non ! L’album était parfait, c’est probablement l’album le mieux produit de tous les temps. Désolé Roger Waters mais ton putain de projet était une folie (Rires)…
Pour revenir à "Rat Wars", ce nouvel album s'ouvre comme le précédent opus. Le premier morceau ‘Demigods’ introduit une ambiance atmosphérique faussement calme qui suit son cours malgré les guitares en feu et la batterie survitaminée. Était-ce pour ne pas trop brusquer d'entrée de jeu en restant subtil ?
Evidemment, et surtout si tu écoutes l’album de la façon dont nous venons de parler… Par le passé, nous avons entamé nos albums de façon très puissante mais quand tu commences un album de la sorte, de façon très paisible, cela sera très, très fort par la suite parce que l’idée est que l’auditeur augmente le volume et quand ça part, il va être surpris en en prenant plein la tête.
Dans une optique de concept, le premier morceau est une sorte de déclaration de mission et contient tout ce que l’album va proposer par la suite…
C’est l’album le plus organique et fluide [...] que nous ayons fait
Et concrètement, comment réussissez-vous à doser le chaud que ce soient les guitares, la section rythmique et le froid des claviers et ta voix ?
C’est l’album le plus organique et fluide en quelque sorte que nous ayons fait…
Et comment expliques-tu cela : l’expérience ?
L’expérience mais aussi en raison la pandémie, nous étions constamment dans un espace de créativité.
L’industrie du disque nécessite que tu sois sans cesse dans un cycle d’albums : certains groupes arrivent à travailler pendant leur tournée, c’est une chose que je trouve incroyablement dur parce que tu es fatigué. Et nous ne sommes pas de ces groupes comme Led Zeppelin qui
jamment pendant les prises de son et écrivent la majorité des riffs de leur prochain album. C’est une chance pour eux : ils atteignent le pic de compréhension de ce qu’ils font au moment où ils finissent leur album…
Pendant trois ans, à cause de la pandémie, nous n’avons jamais cessé d’écrire et nous avons également travaillé avec d’autres musiciens qui te permettent de te sortir de ta zone de confort… mais étions dans un bon espace pour composer…
Toujours concernant ce premier morceau ‘Demigods’, il est assez ambitieux et se découpe en plusieurs segments. Est-ce que l'on pourrait s'attendre à des explorations plus progressives à l'avenir ?
C’est une bonne question. C’est clairement ma chanson préférée de l’album ! Je pense que chacun d’entre nous trois a exploré la musique
classic rock de cette nature et j’adorerais aller plus dans ce sens… Je suis assez agréablement surpris des retours des fans sur cette chanson qui sont plutôt bons parce que quand nous l’avons présenté à notre label, nous n’avons eu aucun retour et même notre producteur dont les groupes préférés sont Nine Inch Nails, Deftones ou Converge… ne comprend pas le
classic rock. Nous avons fait cette chanson et il n’arrêtait pas de nous dire : "Il faudrait que vous introduisiez cette partie sinon ce sera un morceau de six minutes !" et on lui répondait : "Mais c’est un morceau de six minutes !" (Rires)…
Nous voulions développer l’idée que cet album est désorientant…
Tout de suite après, ‘Future of Hell’ retrouve des sonorités industrielles plus martiales, une façon de présenter une espèce d'antithèse du morceau précédent ?
Oui, après cette chanson introductive très mélodique, mélancolique mais également très belle qui est un peu agressive sur la fin. Mais comme je te le disais, c’est comme une déclaration de mission et nous voulions développer l’idée que cet album est désorientant…
Vous vous essayez avec succès à d'autres genres comme la ballade ‘Unloved’ qui rappelle parfois Depeche Mode notamment avec l'ambiance et un son éthéré, ou encore 'Ashamed' avec son chant d'inspiration plus pop. Est-ce une manière d'alléger l'ambiance générale assez pesante ? Être curieux de tous les genres est un gage de qualité pour votre musique.?
Je dirais que c’est également le reflet des personnalités disparates qui composent le groupe. Par exemple, la batterie lourde et tribale de la fin de ‘DSM-V’ est très représentative de notre batteur (NdStruck : Benjamin Jared Miller). La mission d’être toujours fort, agressif vient de John (NdStruck : John Famiglietti) en charge de la programmation et de la basse. Et j’adore ces deux choses mais mon instinct naturel -quand j’écris la musique chez moi- est d’écrire des musiques très mélodiques ; à cet égard, une chanson comme ‘Ashamed’ est une chanson que j’ai écrite chez moi dont j’ai converti la production en une production Health… Quand je m’assois et je compose, la plupart du temps, ce seront des musiques pop…
Souvent après les morceaux calmes, on ressent un besoin de retrouver la fureur avec ‘Children of Sorrow’, plus metal notamment grâce à la collaboration avec le guitariste de Lamb Of God, Willie Adler. Avez-vous besoin d'aller au plus profond d'une eau noire même si le chant clair nous empêche de totalement sombrer ? En somme, votre musique est-elle cathartique ?
C’est l’idée… Ça l’est clairement dans mon cas !
Tu as une voix androgyne, que l'on pourrait comparer à celle de quelqu'un qui est à bout de force et sur le point de se noyer -cette analogie est flagrante sur ‘(Of All Else)’- dans quel état d'esprit es-tu quand tu es derrière le micro ?
La plupart du temps et en particulier depuis la pandémie, j’enregistre les voix chez moi. Quand je m’enregistre, j’ai toujours l’intention de communiquer une émotion à travers ma voix et les textes en me concentrant sur comment chanter tel ou tel mot et avoir le bon rythme… Mais sur cet album, j’ai vraiment essayé de rester connecté avec ce que je chantais et peut-être plus penser à l’aspect émotionnel que d’être parfait ! En général quand tu es en studio, tu chantes d’une façon différente de la version sur la démo. Sur la démo, tu es seulement connecté aux sentiments et notamment ceux de la signification des paroles et la mélodie. Alors que quand tu te retrouves en studio pour enregistrer la version finale, tu deviens nerveux parce que tu ne veux pas te planter et ne pas recommencer la prise un millier de fois… Je suis toujours dur envers moi-même, je suis toujours perfectionniste mais cette fois-ci, je voulais être plus connecté…
C’est un album plus personnel et je voulais que le chant soit plus… personnel !
En somme, tu me dis que ce que tu perds en propreté d’un point de vue technique vocale, tu le gagnes en sincérité ?
Exactement ! Et puis, il faut savoir que c’est un album plus personnel et je voulais que le chant soit plus… personnel ! Par exemple, ‘Ashamed’ est calme voire sonne comme une confession et je voulais que mon chant suive cette voie…
Le titre ‘Sicko’ contient un sample de ‘Like Rats’ de Godflesh. Mis à part le titre de votre album qui convoque ce rongeur, comment vous est venue cette idée d'utiliser ce sample ?
Nous aimons tous cela mais John en particulier, qui écoute énormément de groupes signés chez Earache Records et évidemment, Godflesh est un groupe si séminal, réellement industriel avec ces répétitions mécaniques… Et nous voulions avoir cela, nous avons envisagé plein d’options mais la meilleure solution était simplement de
sampler ‘Like Rats’…
‘DSM-V’ retrouve l'esprit industriel proche de Rammstein ou de Nine Inch Nails. Vous avez récemment collaboré avec ce dernier groupe. N'était-ce pas intimidant pour un groupe d'indus de rencontrer Trent Reznor ?
Par chance, nous avons rencontré Trent Reznor il y a très longtemps et nous le connaissons depuis très longtemps. Pour autant, nous ne sommes pas amis avec qui nous faisons des barbecues (Sourire)… mais il a choisi comme première partie de sa tournée quand nous avons commencé, ce qui était incroyable ! Plus tard, son producteur Alan Moulder nous a demandé si nous avions une chanson à proposer, nous devrions la faire dans son
home studio et ainsi travailler avec un vrai producteur.
Je veux dire que notre premier album a été enregistré comme un album punk et évidemment, la façon dont il fait la musique est très fastidieuse, sa production est immaculée… Je dirais qu’il a vu que ce serait une bonne opportunité pour nous de nous étendre et d’être un peu plus ambitieux dans notre façon de sonner. Depuis, nous sommes toujours restés en contact… Notre rêve a toujours été de collaborer avec Nine Inch Nails mais nous étions convaincus que ça ne se ferait jamais parce qu’ils sont très occupés. Mais la pandémie a été terrible sur plein d’aspects -tout le monde était confiné à la maison, aucun groupe ne tournait, les musiques de films étaient asséchées parce que les productions s’étaient arrêtées également- je me donc suis lancé et j’ai envoyé un e-mail à Trent Reznor. C’est une personne assez cool que je savais que si le projet ne l’avait pas séduit ou s’il était trop occupé, il m’aurait de toutes façons répondu mais au contraire, il m’a répondu que c’était une bonne idée et nous avons fait ce titre ‘Isn’t Everyone’…
Dans cet album, je voulais vraiment une ballade digne de ce nom
Comme sur le précédent album, l'album se termine par un morceau plus calme 'Don't Try', est-ce une manière de nous faire comprendre qu'après la dépense d'énergie, il fallait retrouver un peu de place pour l'introspection et la réflexion comme cette voix qui s'efface finalement derrière la musique ?
Nous essayons d’être dynamiques mais nous sommes très attentifs aux séquençages de nos albums de façon que les personnes qui veulent les écouter du début à la fin ne se brûlent pas. En effet, quand quelque chose est intense tout le temps, il perd de son intensité parce qu’il n’y a plus de dynamisme.
Et dans cet album, je voulais vraiment une ballade digne de ce nom sans batterie et plein d’espace… C’est une vraie obsession que j’ai, à savoir que quand tu libères l'espace sonore, le niveau de richesse s’élève… Pour moi, une des chansons les mieux produites d’un point de vue de la qualité du son est ‘Walk on the Wild Side’ de Lou Reed. Quand tu écoutes cette chanson, le son est incroyable que rien ne vient polluer, chaque chose existe dans son propre espace et même si nous sommes un groupe très bruyant, je voulais faire quelque chose comme ça sur cet album…
Nous sommes un putain de groupe bizarre, nous voulons juste être fiers du travail qu’on a fait…
Et qu’attends-tu de cet album ?
Mes attentes ? Oh merde, mec, je n’en sais rien (Sourire)… J’espère seulement que les gens l’aimeront mais il semblerait que ce soit le cas à ce jour… Je dirais malgré tout que je fais ça depuis assez longtemps pour ne pas m’aveugler en rêvant d’être le futur groupe phénomène et qu’on va se faire une tonne de fric avec notre musique : nous sommes un putain de groupe bizarre, nous voulons juste être fiers du travail qu’on a fait…
Et es-tu fier de cet album ?
Ouais, je suis clairement fier de cet album…
On a commencé cette interview par la question qu’on t’a trop souvent posée, au contraire, quelle est celle que tu souhaiterais que je te pose ou à laquelle tu rêverais de répondre ?
Hum, c’est une question vraiment difficile… Une question à laquelle j’aimerais répondre…
Tu sais, il y a une chose à laquelle je pense, je me dis que quand tu es assez béni pour pouvoir faire autre chose qu’aller à un boulot avec lequel tu n’as aucune connexion… il arrive un moment dans ta vie où tu réalises que c’est la chose la plus importante pour toi. La question qui m’intéresse personnellement est de savoir si je comprends et je réalise que la musique est plus importante que n’importe quelle autre chose dans la vie…
La musique est la chose la plus importante dans ma recherche aléatoire de signification dans la vie
C’est ton cas ?
Oui ! Aujourd’hui, j’ai une famille, la chose la plus importante dans ma vie est mon fils !
Mais je pense beaucoup à ça et pour paraphraser William Blake, je dirais que sa vie imaginaire était aussi importante si ce n’est plus que sa propre vie… Il n’était pas un très bon mari ou un très bon homme de famille mais j’essaie de m’accomplir en étant un parent et partenaire fiable... J’ai réalisé pour moi-même que la musique est la chose la plus importante dans ma recherche aléatoire de signification dans la vie.
Merci
Merci, c’était une interview très intéressante…
… qui j’espère ne trouvera pas de réponse dans Wikipedia
Certainement pas, et je t’en remercie !
Et merci à Adrianstork pour sa contribution...