Notre dernière rencontre remonte à 2012, juste avant votre concert parisien au Trabendo ? Que s'est-il passé entre temps ?
Charlotte Wessels : Depuis 2012 ? Nous étions probablement sur les routes. Après la tournée européenne, nous avons fait une tournée américaine. Nous avons ensuite fait des interviews en amont de la sortie de notre dernier album. Ce n'est pas un mystère, nous avons été très occupé par son enregistrement. En fait, c'est en en parlant à l'instant que je viens de comprendre que nous avons sorti trois albums en trois ans.
Nous sommes assez surpris de constater que pendant cette période vous avez quitté votre label Roadrunner pour rejoindre Napalm, un label avec des prétentions plus modestes. Quelle était la raison de votre départ ? Est-ce que c'est lié au fait que Roadrunner a rejoint Warner?
Non, pas du tout. Nous avons eu une très bonne expérience avec Roadrunner, donc je ne peux pas dire du mal d'eux. Beaucoup de choses ont évolué quand Roadrunner a rejoint Warner. A l'époque, nous avions choisi de travailler chez Roadrunner, plutôt que pour d'autres labels. Nous sommes tombés chez Warner par accident, sans avoir choisi cette major. Et même s'il s'agit d'un gros label, j'avais sans cesse l'impression de ne pas être sur la même longueur d'onde qu'eux, malgré leurs efforts de suggestion.
"Nous sommes un groupe assez entêté et nous ne laissons jamais rien passer"
Pourtant, cela ne s'arrête pas au cas de Delain, car il s'agit de l'évolution naturelle rencontrée par d'autres groupes : un gros poisson comme Delain dans une petite mare est préférable à un...
… (elle coupe) Un petit poisson dans un grand étang. Tout à fait. C'est ce qui nous convient.
Bien sûr, l'évolution aurait été différente si nous avions continué à travailler avec Warner. Cela peut rassurer certains d'être signé chez un gros label, mais cela ne nous convenait pas. Nous avons appris par l'expérience que nous pouvions nous attendre à être contredit, voire à être repoussés vers des directions artistiques que nous ne souhaitions pas emprunter.
Honnêtement, nous sommes un groupe assez entêté. Nous ne laissons jamais rien passer, comme en témoigne les difficultés rencontrées sur le dernier album dans lequel nous avons réussi à imposer notre vision artistique. Cela nous aurait coûté beaucoup trop d'énergie de rester dans le giron de Warner. Maintenant, nous mettons à profit toute cette énergie dans un processus créatif au lieu de nous battre avec des gens que nous ne connaissons même pas (Rires).
Pouvons-nous dire que cette journée de promotion à Paris révèle l'ambition du gros poisson dans sa petite mare ?
Oui, cela peut faire partie de la promotion que Roadrunner aurait pu nous organiser. Je dois dire qu’en quelques semaines, nous avons reçu de nombreuses demandes d'interview. Je pense que c'est positif de savoir que notre album et notre groupe suscitent de l'intérêt.
Delain a donc été confronté aux réalités du marché. Mais tu ne penses pas qu'une campagne de promotion dirigée par Warner aurait pu accentuer la popularité du nouvel album ?
C'est possible, cela aurait pu arriver avec les réalités du marché. Probablement, il aurait été plus logique de faire moins de promotion. Si nous en faisons suffisamment, c'est une bonne chose, si nous en faisons plus, c'est encore mieux.
Je pense qu'il y a d'autres façons d'atteindre nos objectifs. Nous avions un planning serré pour boucler l'enregistrement de cet album car d'autres groupes programmaient la sortie de leur album en même temps que nous. Et nous ne voulions pas passer en dernier. Nous avons vraiment travaillé dur pour le sortir. Même un travail acharné n'offre aucune garantie concrète sur la qualité de l'album enregistré. Pourtant, j'ai un bon feeling à son propos.
Dans ces conditions, pouvons-nous dire que "Interlude", votre précédent album était un cadeau fait à votre nouveau label ?
Oui, on pourrait dire cela comme ça. C'était une façon de sceller notre collaboration. C'était bien d'avoir quelque chose de concret à leur proposer. C'était aussi parce nous avions mis du temps à composer ''We are the others''. Pas seulement pour l'enregistrer, mais plutôt parce que nous voulions l'avoir terminé assez rapidement afin de reprendre notre route.
La bonne nouvelle, c'est que nous avons pu produire beaucoup plus de chansons que prévu. Nous n'avons pas pu tout inclure pour diverses raisons dans cet album. Pour moi, ce n'est pas tragique car je sais qu'il y a de la matière disponible pour un prochain album.
"L'enregistrement d'un album classique de studio se rapproche plus de la
peinture, tandis que le processus de création de "Interlude" s'est avéré plus proche
du collage."
Considères-tu cet album comme un album à part entière où plutôt comme un album de transition, en attendant ''The Human Contradiction''?
Je pense que c'est un bonus, mais un bon bonus. Pour moi, l'idée d'un album classique est absente. Il représente un groupe à un moment donné, à un endroit donné, avec un son caractéristique. L'enregistrement d'un album classique de studio se rapproche plus de la peinture, tandis qu'ici, le processus de création s'est avéré plus proche du collage.
Pouvons-nous alors dire que cet album s'apparente, non pas à un best-of, mais à un patchwork visant à conclure le chapitre des albums précédents?
Oui, un patchwork, car il y a dedans des chansons qui n'ont pas pu trouver de place sur les autres albums. En enregistrant une nouvelle production, il s'agit toujours d'arriver à un résultat propre et clair.
Finalement, comment ''Interlude'' a été perçu par les auditeurs?
Plutôt positivement. Je me souviens qu'il est même entré dans les charts, ce qui est plutôt étonnant pour un projet qui est né dans notre esprit…
Parlons maintenant du dernier album, "The Human contradiction" si tu le veux bien...
Non je ne veux pas en parler (Rires)!
Très bien, l'interview est finie… Ce fut un plaisir de te revoir !
(Rires)
"The Human Contradiction" a été inspiré par les livres de science fiction d'Octavia E.Butler Lilith's Brood. L'auteur est plutôt méconnu, même dans le milieu de la science-fiction. Quelle est la place de cet auteur dans votre culture?
Tu te trompes, elle est vraiment très célèbre. J'ai dû d'abord lire ses livres pendant mes études. Elle n'est pas connue seulement pour ses livres de science-fiction, elle fait partie d'un mouvement qui s'appelle l'afro-science fiction dont elle est la principale représentante. J'ai eu le coup de foudre pour le premier livre, ce qui m'a permis ensuite de découvrir les volumes suivants. Peut-être que c'est comparable à notre musique, ceux qui aiment ce genre pourront s'y retrouver.
Quel est le concept de l'album et le lien avec le livre et comment peux-tu définir la contradiction humaine?
Je vais essayer de donner la version rapide. Les contradictions humaines qui se révèlent à travers le livre signifient que nous sommes à la fois des êtres intelligents et hiérarchiques, le fait que nous nous situons les uns au dessus des autres. Il s'agit d'une échelle de qualités qui se révèle problématique car elle influence nos attitudes, nos relations entre les uns et les autres, les mettant sans cesse en opposition, quelque soit le camp que nous avons choisi. Tout le monde ne peut pas utiliser ses qualités avec les mêmes individus. C'est exactement cette structure qui sert les systèmes intégristes qui opposent les gens par le racisme. Le résultat est que nous sommes disposés naturellement les uns derrière les autres. Cela crée du dualisme, de l'opposition, l'homme contre la femme etc...
Cela poursuit les investigations déjà commencées sur ''We're the others''. J'ai été obsédé par ce thème depuis ces dernières années. Il ne s'agissait pas seulement d'écrire une chanson sur ce sujet et de passer à autre chose. C'est une opinion que je défendais dans mes études mais aussi aujourd'hui dans ma carrière artistique. Sur cet album, il y a quelques chansons qui sont directement liées à cette problématique, comme 'Army of dolls', 'Your body is a battleground', où l'on parle de l'être humain 'Tell me, Mechanist, des animaux, de la nature humaine etc... Ce n'est donc pas vraiment un concept album mais un disque qui présente la contradiction humaine comme une métaphore pour réintroduire une relation entre les gens.
"La seule chose dont je sois consciente quand j'écris des chansons, c'est de vouloir sonner heavy tout en conservant un caractère accessible."
Avec ce genre de sujet profond, n'es-tu pas effrayée que Delain soit considéré comme un groupe engagé?
Non, je ne pense pas devoir en être effrayée, même s'il y a un risque d'être taxé d'intellectuel. J'essaie de toujours de trouver la bonne approche. Nous en parlons avec le groupe en amont, car je suis l'auteure principale des paroles. Tout d'abord, c'est pour nous que nous le faisons. Ensuite, nous voulons que les auditeurs viennent pour passer un bon moment et oublier leurs problèmes au lieu de leur en donner plus. De toute façon, je trouve qu'il est très difficile d'écrire des paroles lorsque l'on a pas de sujet (Rires).
Vous êtes inspirés par ces sentiments qui vous viennent des tripes?
Exactement. Je suis très consciente de ma façon de travailler. A chaque fois que j'écris des paroles assez critiques socialement, j'imagine toujours dans ma tête des problèmes, pas de solutions, parce que ce n'est pas à moi de trouver des solutions. Je n'ai pas la prétention de vouloir résoudre les problèmes des gens, ça n'appartient qu'à eux d'essayer par eux-mêmes.
Malgré tout, certaines personnes qui dissèquent vos textes peuvent voir leur vie différemment…
Oui, je n'avais pas pensé à cela. Mais je ne sais pas si mes paroles ont le potentiel pour les aider. Mais cela peut également fonctionner dans l'autre sens. Hier, nous avons montré une vidéo de 'The body is a battleground' et les paroles ont énervé certaines personnes.
Quelle nouvelle étape a été franchie depuis 'We are the others'? La musique de Delain est symphonique, mais aussi lumineuse, accessible grâce notamment à ta voix et cette façon de ne pas saturer le son. Est-ce que c'est important pour vous de ne pas sonner comme un groupe de metal symphonique pur et dur et de garder quelques sonorités pop dans votre musique?
La seule chose dont je sois consciente quand j'écris des chansons, c'est de vouloir sonner heavy tout en conservant un caractère accessible. Une chanson peut toujours fonctionner même en offrant une mélodie sobre. Tout ce qu'on y ajoute ne peut que la rendre meilleure. En travaillant dans cette optique il est plus facile ensuite de trouver une direction, sans avoir à tout planifier en amont. C'est pour cette raison que j'ai toujours recherché ce qui provenait des profondeurs sans rejeter les influences pop.
Tu m'avais dit que vous aviez changé votre façon de composer sur cet album. Tu composes de plus en plus, même si au début on aurait pu parler de Delain comme le projet de Martin (NdStruck : Westerholt). Est-ce ce que cela pourrait expliquer que vous avez composé trois albums en trois ans?
Quand nous nous retrouvons ensemble tous les trois -Martin, moi-même et Guus Heikens- nous écrivons directement sans se poser de questions. A chaque fois que nous nous retrouvons ensemble, on sait que quelque chose de cool va sortir de cette réunion. C'est ce qui fait notre spécificité car cette émulation fonctionne. Cela nous permet d'être très productif.
Beaucoup de gens considèrent cet album comme le parfait compromis entre Epica, Within Temptation, After Forever combinant toutes les qualités de ces groupes avec des performances vocales et des textes au top. Pouvons-nous considérer cet album comme l'album de la maturité?
Plutôt qu'une combinaison de différents éléments, je vois plutôt un travail d'émulation entre les membres. Comme nous sommes un bon groupe, il est normal d'être comparé à d'autres groupes, comme à Within Temptation, ce qui est tout à fait juste, sans que cela soit prétentieux de le dire. Je suis plutôt satisfaite de nos enregistrements et je suis déjà en train de penser à l'écriture d'un nouvel album.
Cela veut il donc dire que Delain va désormais sortir un nouvel album tous les six mois?
Non, je ne le pense pas. La seule frustration que nous avons rencontrée était les impératifs de studio et nous avons fait l'album pour nous en peu de temps. Au final, avec plus de temps, nous serions peut être arrivés au même résultat. J'ai réécouté l'album et j'en suis très satisfaite.
Je suppose en plus que vous allez être à nouveau très occupé avec une tournée pour promouvoir le nouvel album. Quelle est ton opinion sur l'évolution musicale et artistique de votre groupe, et votre carrière dans l'industrie musicale ? Pensez-vous être sur la bonne voie ?
Oui, nous pensons que nous parvenons à nous accomplir. Nous n'avons pas à penser aux gens de l'industrie musicale. Il serait trop difficile de refaire la même chose depuis "Lucidity", nous avons besoin de varier. J'aime notre collaboration avec notre nouvelle maison de disque. Nous enregistrons dans une atmosphère propice à nos aspirations artistiques.
Qu'attends-tu de la sortie de "The Human Contradiction"?
Une osmose mondiale (Rires). Nous espérons avoir satisfait nos auditeurs. Sur notre album précédent, nous avons tellement bataillé ce qui a été différent cette fois-ci.
Quelle pourrait être la prochaine étape?
Un autre album (Rires) ? J'apprécie vraiment ce cycle de tourner et de jouer l'album après l'avoir crée intensivement de toutes pièces.
Encore une fois, Marco Hietala de Nightwish et Tarot chante sur deux chansons, et à nouveau votre duo sonne comme une évidence. Avais-tu enregistré toutes les voix avant de penser à inviter Marco Hietala?
Marco est un homme très occupé avec un groupe au succès évident, donc nous ne lui avons pas proposé de suite. Mais nous lui avons tout de même demandé de participer pour la troisième fois à un de nos albums, ce qui prouve avec évidence combien nous apprécions ses performances. Nous savons qu'à chaque fois que nous lui demandons de participer à une chanson, le résultat est génial. Lorsque nous écrivons une chanson, nous pensons à de nouvelles voix qui pourraient convenir. C'est plutôt cool d'avoir à nouveau Marco à nos côtés.
Dans cet album figure également un autre travail de collaboration avec Alissa White-Gluz, le contraste entre vos deux voix est assez remarquable. Quelle était l'idée initiale d'inclure une influence death métal sur la dernière piste?
Je pense que c'est elle qui nous a choisi (Rires). Nous avons été en tournée avec elle pendant un mois et c'était difficile de nier son optimisme. Mais nous étions enchantés qu'elle veuille travailler avec nous. Elle se marie bien à l'ensemble, j'apprécie notamment la puissance de son chant growl.
Avant d'inviter Alissa, t’étais-tu essayée au growl?
Non, j'avais chanté sa partie en soupirant. Si tu soupires assez fort près du micro, tu peux donner l'illusion du growl. J'ai essayé, mais ce n'est pas un de mes talents. J'aimerais apprendre à le faire surtout pour les concerts où il faut crier. Si on ne maîtrise par la technique du growl, c'est très facile d'abîmer sa voix, car elle n'est pas habituée à de telles prouesses sonores. J'aimerais apprendre mais pas nécessairement pour que ma voix sonne comme celle d'un homme au réveil (Rires) !
Dernière question : la dernière fois que nous nous sommes quittés, vous n'avez pas su répondre à la question suivante: Quelle question souhaiterais-tu que je te pose? Deux ans plus tard, est-ce que tu l’as trouvé ?
En fait, tu me l'as déjà posée. J'aime beaucoup parler du concept de cet album, car je garde un très bon souvenir de son élaboration. Donc, c'est déjà fait!
Parfait! Merci.
Merci encore à toi.
Et merci à Noise pour sa contribution et surtout Adrianstork sans qui vous n'auriez pas pu lire cette interview...