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TITRE:

ESTHESIS (19 OCTOBRE 2025)


TYPE:
INTERVIEWS
GENRE:

POST ROCK



À l’occasion de la sortie de "Out of Step", Aurélien Goude s’est confié à Music Waves sur la genèse d’un album aussi exigeant qu’introspectif, et sur les doutes, les défis et la liberté qui ont façonné son écriture.
CALGEPO - 05.11.2025 -
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Trois ans après "Watching Worlds Collide", Esthesis revient avec "Out of Step", un album plus dense et plus contrasté, où la tension se fait aussi bien musicale qu’intérieure. Derrière la cohérence sonore et les envolées atmosphériques, Aurélien Goude expose ses doutes, ses remises en question et la complexité d’un processus créatif souvent semé d’obstacles.

Façonné dans la durée, "Out of Step" est autant le reflet d’un perfectionnisme assumé que d’une recherche de sens, d’équilibre et de vérité artistique. Entre fatigue, exigence et lucidité, l’album témoigne d’un cheminement personnel où la tempête devient parfois source d’apaisement. À la veille de sa sortie, Aurélien revient pour Music Waves sur la genèse d’un disque à la fois ambitieux, introspectif et profondément sincère.

Depuis quelques années, Esthesis s’est imposé comme l’un des groupes les plus remarqués de la scène rock et progressive. Comment vis-tu ce succès grandissant ? Est-ce qu’il t’inspire ou au contraire, est-ce qu’il te met une certaine pression au moment de sortir ce nouvel album ?

Succès grandissant, je ne sais pas si je le ressens vraiment sur la scène rock, car on n’a pas encore beaucoup de contacts avec certains médias. En revanche, sur la scène progressive, oui, il y a clairement plus d’écho, notamment à l’international, et ça fait évidemment très plaisir. Il reste encore une grosse marge en termes de notoriété et de visibilité, mais c’est motivant. Pour autant, je ne ressens pas de pression particulière : j’ai toujours cette envie de me renouveler. Chaque album a sa propre cohérence, son univers, et on essaie simplement de placer la barre un peu plus haut à chaque fois.





Justement, parlons d’évolution avec ce nouvel album, "Out of Step", qui explore des territoires plus sombres, presque industriels, sans jamais perdre la sensibilité mélodique propre à Esthesis. Est-ce que tu voulais confronter ta musique à quelque chose de plus brut et charnel, ou est-ce plutôt le reflet d’un état d’esprit au moment de la composition ?

Dès l’époque de "Watching Worlds Collide" ou même de "The Awakening", j’avais annoncé que le troisième album serait différent, plus électro ou plus metal. Finalement, il s’est révélé un peu moins électro et un peu moins metal que prévu, mais davantage tourné vers l’industriel, la cold wave et le post-rock. C’était une volonté claire dès le départ : clore une sorte de trilogie, même si j’espère qu’on ne s’arrêtera pas à trois albums... L’ambition était de livrer un disque plus direct, plus viscéral. Et comme souvent, cet album est né en réaction au précédent : "Watching Worlds Collide" venait après un "Awakening" plus planant, donc plus jazzy et groovy. Ici, j’avais envie d’un mélange plus ambiant, avec des passages puissants, parce qu’en live, on ressent le besoin d’énergie et de lâcher-prise.


Tu évoquais l’idée d’une trilogie. Sur le plan des textes, est-ce que cela t’amène à boucler un cycle thématique avant de t’ouvrir vers d’autres horizons, peut-être accompagnés de nouvelles expérimentations musicales ?

C’est vrai que je tourne souvent autour des mêmes thématiques, mais je les aborde toujours différemment. Cet album est sans doute le plus personnel et le plus direct dans ses paroles. Pour la suite, je ne sais pas encore où j’irai, mais j’aimerais continuer à alterner entre des textes très directs et d’autres plus métaphoriques ou rêveurs. Cela dépendra de la thématique du prochain disque, tout simplement.


Venons-en au morceau éponyme, 'Out of Step'. Il surprend par son groove presque sensuel dans l’intro, qui évoque autant Prince que Dead Can Dance. Comment cette ambiance s’est-elle imposée dans un album globalement plus rugueux ?

Je le trouve tout de même assez rentre-dedans dès le départ, même si ce n’est pas forcément dans les guitares. Il a un côté trip-hop assumé, notamment avec ce sample de synthé récurrent et ces percussions. C’est vrai qu’on peut penser à Prince ou à Dead Can Dance, et c’était voulu. J’ai voulu me laisser porter par l’ambiance, qui est finalement assez tentaculaire. Ce titre apporte un aspect plus déstructuré à l’ensemble, presque labyrinthique, ce qui colle bien à l’esprit progressif et énergique du disque. Le deuxième couplet, plus calme, rappelle un peu Portishead et “Glory Box”. J’aime bien glisser ces influences ici et là : Portishead faisait clairement partie de l’inspiration pour ce morceau.


Ce titre contient un moment suspendu où un énorme fond de synthé vient tout écraser avant qu’un silence glaçant ne s’installe, tandis que le clavier sonne comme une sirène d’alarme. On sent que tu joues beaucoup sur les contrastes. Cet aspect semble encore plus marqué que sur les précédents albums. Est-ce devenu une composante essentielle de ton écriture ?

Oui, cet album est paradoxal dès son intention : je voulais quelque chose de plus direct et percutant, mais aussi plus ambiant et introspectif. L’idée, c’était d’accentuer les contrastes, qui sont un peu la marque de fabrique d’Esthesis. On en trouvait déjà sur 'High Tide', ou sur des titres comme ‘Through My Lens’ et ‘57th Street’ sur "Watching Worlds Collide", mais là, je voulais aller plus loin. Je voulais que l’auditeur soit complètement happé : que les moments calmes soient réellement apaisants, et que les explosions le soient tout autant. Ces contrastes traduisent bien le propos de l’album, qui parle de déphasage, d’écart constant entre les émotions et les perceptions.


C’est sans doute, pour mon instrument, l’album le moins technique que j’ai composé


Le son de ce nouvel album montre une évolution : on ressent des claviers un peu plus en retrait, au profit de la rythmique et des guitares. Était-ce un choix esthétique pour donner plus d’impact, ou une manière différente d’exprimer la tension émotionnelle ?

C’est amusant, car plusieurs personnes à qui j’ai fait écouter l’album m’ont dit l’inverse ! Pour elles, ce sont justement les claviers qui ressortent le plus ici, aux côtés d’une batterie plus affirmée. En réalité, les claviers sont moins démonstratifs, mais davantage présents dans les nappes et les ambiances. Il y a moins de motifs mélodiques et quasiment pas de solos, c’était une volonté. Sur "Watching Worlds Collide", les sons étaient plus organiques, proches du jazz : orgue, Rhodes, parfois même des cuivres. Cette fois, j’ai voulu revenir à des textures analogiques, notamment avec le Moog, tout en y associant des sons plus froids et numériques issus du Kurzweil et du Korg Minilogue. Ces contrastes - entre chaleur et froideur, analogique et digital - traversent tout l’album. Je voulais que le Moog prenne une vraie place dans le mix, presque comme une signature. C’est sans doute, pour mon instrument, l’album le moins technique que j’ai composé, parce que je tenais à laisser davantage de place à la section rythmique. On le ressent particulièrement sur les deux interludes 'Fractured One' et 'Fractured Two', construits presque exclusivement sur des nappes de synthés et des programmations de batteries électroniques.


Je crois qu’Esthesis n’a jamais autant sonné comme un véritable groupe qu’avec cet album


Dans cette prise de liberté, comment s’est passée la collaboration avec les autres membres du groupe ? Ont-ils été plus force de proposition qu’auparavant ?

J’ai toujours une vision d’ensemble du son et de la direction que je veux donner à un album. Ensuite, je propose des compositions, et Arnaud, Marc et Rémi apportent leurs idées d’arrangements. Sur "Out of Step", tout le monde s’est beaucoup impliqué. Arnaud, notamment, a eu un rôle clé : on a passé énormément de temps ensemble à peaufiner les titres, et son sens de l’arrangement et de la composition a vraiment enrichi le résultat. Travailler avec lui sur cet album a été un vrai plaisir.

Rémi, le dernier arrivé en 2023, a pris un peu plus de temps pour s’imprégner de l’univers, mais il a vite trouvé sa place. Il a développé un jeu plus hypnotique, fait de riffs sobres et efficaces, sans en faire trop. Il n’y a qu’un seul solo sur l’album, celui de 'The Frame', mais tout le reste repose sur un travail d’ambiances et de motifs qui se répondent entre guitares et claviers. Marc et Arnaud ont également beaucoup échangé entre eux, notamment lors d’une résidence qui nous a permis d’affiner la cohérence globale du disque. Je crois qu’Esthesis n’a jamais autant sonné comme un véritable groupe qu’avec cet album.





Mathilde apparaît désormais sur les photos de groupe. Ce n’est peut-être qu’un détail pour le public, mais pour vous, cela semble symbolique.

Oui, c’est plus qu’un détail. Cela officialise sa place au sein du groupe. Mathilde fait partie intégrante de l’aventure, sur scène comme dans le processus créatif.


Sa voix prend une importance croissante sur "Out of Step", mais aussi au fil de l’album. Elle s’impose progressivement, jusqu’à devenir essentielle dans la seconde moitié. Comment s’est opérée cette évolution dans l’écriture et les arrangements ?

Au départ, je n’y avais pas vraiment réfléchi : les morceaux se sont simplement agencés de cette façon. Je me suis rendu compte ensuite que les titres où elle est la plus présente - 'Circus' et 'The Storm', notamment - se situent dans la deuxième moitié de l’album. Cela apporte une montée en intensité naturelle, un crescendo dramatique qui donne plus de poids à la fin du disque. Après "Watching Worlds Collide", où Mathilde chantait déjà pas mal, on pensait la faire un peu moins intervenir cette fois. Finalement, c’est l’inverse qui s’est produit. Sur "Out of Step", ses passages sont peut-être moins nombreux, mais plus marquants. Il y a même des moments où elle chante en lead, ce qui est une première pour nous. Tout cela s’est fait très naturellement : nos voix s’imbriquent et se répondent, comme un dialogue. C’est une idée qu’on avait déjà explorée sur "Watching Worlds Collide", et qu’on a voulu pousser plus loin ici, parce qu’elle fonctionne bien, aussi bien en studio qu’en live. On a d’ailleurs beaucoup travaillé nos voix pour atteindre cette complicité vocale et se sentir plus libres dans l’interprétation.


Tu parlais des deux interludes “Fractured”, qui semblent jouer un rôle charnière presque conceptuel. Sont-ils pensés comme de simples transitions ou comme de véritables chapitres ?


Un peu des deux, mais je les vois comme de vrais chapitres. Chez Esthesis, chaque morceau a toujours été pensé comme une scène de film, et les interludes ne dérogent pas à cette logique. Ils se répondent et structurent le disque. Au départ, je voulais en faire trois, mais deux ont suffi pour garder l’équilibre. Ces passages offrent une respiration - pas forcément apaisante, plutôt anxieuse - qui renforce la tension globale. Ils permettent de préparer certains titres, comme 'Fractured Two', qui introduit 'Circu's. Je tenais à ce que ces moments ambiants soient intégrés à la narration de l’album. Ils participent à sa dynamique et à son identité cinématographique.


Tu évoquais le rôle des interludes dans la structure de l’album. Ils semblent aussi taillés pour le live. C’est une idée que tu avais dès le départ ?


Oui, complètement. Je voulais que "Out of Step" sonne à la fois plus ambiant et plus planant, et ces transitions s’intègrent parfaitement à cette logique. Elles auront aussi un rôle clé sur scène. On travaille actuellement à refondre totalement notre set pour l’année prochaine : l’idée est de proposer un concert sans temps mort, avec une continuité totale entre les morceaux. Même si certains passages pourront être parlés, tout s’enchaînera naturellement, comme un seul flux. L’album a un côté plus conceptuel, et ces interludes serviront à prolonger cette immersion en live, à maintenir le public dans l’ambiance du début à la fin.


Parlons maintenant des thématiques. Dans 'Connection', tu évoques cette “wave of fake connections”. Est-ce un constat amer sur notre rapport au numérique, ou une métaphore plus intime de la perte du lien réel ?

C’est un constat sur notre époque : on perd peu à peu le lien direct avec les autres. On communique sans arrêt, mais à travers des écrans. "Out of Step", c’est littéralement “en décalage”, et c’est bien ce sentiment que je voulais explorer - celui de ne plus être totalement en phase avec le monde. Ce thème traverse tout l’album : la perte de communication, le manque d’échange vrai, la désillusion face à un monde qui semble aller dans la mauvaise direction. C’est à la fois personnel et universel. Ces paroles sont plus directes que d’habitude, presque revendicatives par moments, parce que j’avais besoin de faire sortir certaines choses qui me touchent ou que je constate autour de moi.





En tant que musicien, tu fais pourtant partie de ceux qui recréent du lien, que ce soit avec le public ou avec les journalistes. Ressens-tu cette chance ?

Oui, bien sûr. Le live, c’est justement l’exemple parfait de cette vraie connexion, celle qui ne passe pas par un écran. On encourage d’ailleurs les gens à profiter du moment sans forcément filmer ou prendre de photos. Pour moi, un concert doit rester une expérience immersive, un espace d’échange direct.Évidemment, tout n’est pas noir. La technologie permet aussi des retours, des messages, des partages qui font plaisir. Mais sur scène, on veut que le public vive l’instant avec nous. D’ailleurs, certains groupes, comme Ghost, ont choisi d’interdire les téléphones pendant leurs concerts. Nous, on n’en est pas là, car les images aident aussi à la visibilité, mais j’aimerais qu’un jour on puisse se permettre un show totalement immersif, sans écran. Une soirée où les gens se concentrent sur la musique, sur le lien direct avec le groupe. Et ce lien, on le ressent : on voit les visages, les sourires, les émotions. Oui, parfois même ceux qui s’ennuient (rires). C’est ça, le vrai contact humain.


Vous semblez à l’aise sur scène, malgré la difficulté croissante d’y accéder. Quelles sont aujourd’hui les principales contraintes que vous rencontrez ?


C’est vrai que c’est de plus en plus compliqué d’obtenir des dates. Et puis, après trois albums, on ne peut plus accepter les mêmes conditions qu’à nos débuts. En tant qu’artistes, on veut proposer un vrai spectacle, immersif, avec une mise en lumière cohérente. D’ailleurs, je salue Fabrice, qui s’occupe des lumières sur scène comme sur nos albums : c’est un élément essentiel de notre univers visuel. On préfère désormais jouer un peu moins, mais dans de bonnes conditions, dans des lieux qui nous font confiance et qui permettent de toucher un vrai public : festivals, salles bien équipées, etc.

La deuxième difficulté, c’est la complexité même de nos morceaux, qui sont de plus en plus denses et difficiles à retranscrire en concert. Chaque album pousse plus loin la production, donc on doit sans cesse trouver des solutions créatives : simplifier certaines couches, en faire disparaître d’autres, ou réarranger les morceaux pour qu’ils gardent leur cohérence sur scène. Il y aura forcément un peu plus de sampling sur la prochaine tournée, mais on essaie de jouer le maximum en direct pour préserver cette énergie live. Et puis on veut que ce soit aussi un vrai moment visuel : le prochain show intégrera des éléments scénographiques marquants. Sans trop en dévoiler, je peux dire que la partie visuelle sera encore plus développée sur scène.


Tu évoques ces difficultés de retranscription. Concrètement, où se situe le plus grand défi ?


La principale difficulté vient du nombre de couches de son. Sur certains titres comme 'The Storm' ou 'Out of Step', il y a jusqu’à trois guitares qui s’empilent, parfois accompagnées de plusieurs nappes de synthé. Ce sont des textures très riches, mais forcément complexes à reproduire à quatre musiciens. On doit repenser certains passages pour garder la même intensité sans perdre la subtilité du studio. Par exemple, sur 'City Lights', les claviers sont très présents et demandent une vraie adaptation. Le but, c’est de préserver l’immersion et la profondeur du son tout en restant fidèle à l’esprit du groupe : jouer en live, avec le maximum d’authenticité.


Sur l’album, 'The Frame' et 'City Lights' semblent explorer deux états d’âme opposés : l’enfermement et l’échappée. On y perçoit une tension entre le besoin de contrôle et celui de lâcher prise. Est-ce que c’est quelque chose que tu ressens aussi en tant qu’artiste ?

Oui, sans doute. 'City Lights' est sans doute le morceau le plus positif de l’album. Il est né d’un ressenti personnel : celui d’une personne qui marche dans une grande ville, la nuit, casque sur les oreilles, entourée de monde mais pourtant bien dans sa bulle. Cette idée de “lumières de la ville” évoque un moment de solitude apaisée, presque protectrice. C’est un sentiment que je connais bien : être dans les transports ou dans la foule, mais se sentir accompagné par la musique. Cette bulle intérieure devient une échappatoire, un remède à ce que d’autres morceaux décrivent, comme 'The Frame', qui parle de l’enfermement ou du besoin de sortir du cadre - “I think it’s time to step outside the frame”. Ces morceaux se répondent. 'The Frame' pose des questions, tandis que 'City Lights' et 'The Storm' y apportent des réponses, plus tournées vers l’action, vers le fait d’affronter les éléments. C’est une forme de renaissance, de mise en mouvement pour se sentir vivant.


Esthesis a toujours cultivé une certaine pudeur émotionnelle. Cette noirceur nouvelle, plus frontale, marque-t-elle une évolution artistique ou le reflet d’un état du monde ?


Je pense que c’est les deux. Le contexte actuel influence forcément ce qu’on écrit. Quand j’ai composé "Watching Worlds Collide", c’était au moment où la guerre en Ukraine éclatait - un choc qui a inspiré le titre lui-même : des mondes qui s’affrontent. Trois ans plus tard, on se rend compte que la situation ne s’est pas arrangée, qu’au contraire d’autres tensions se sont ajoutées. C’est un climat qui finit par imprégner la création. J’avais besoin d’écrire quelque chose de plus direct, de sortir certaines émotions. Cette noirceur n’est pas calculée : elle s’impose d’elle-même. Mais elle a aussi un sens musical. Après trois albums, on dispose désormais d’un répertoire assez large pour explorer toutes les ambiances : du calme à la colère, de la lumière à l’ombre. Cela nous permettra d’offrir sur scène un set vraiment complet, traversant toutes ces émotions sans rupture.


C’est une métaphore du risque, du courage de sortir du cadre


On parlait du concept de l’album. J’aimerais qu’on revienne sur 'The Storm', qui clôt le disque. Il se dégage de ce titre une note libératrice : on passe d’un sentiment d’enfermement à quelque chose de plus rédempteur. Il y a notamment ce superbe passage basse/voix féminine, à la fois apaisant et magnétique, qui semble faire écho à la tension de “Out of Step”. Était-ce une manière consciente de boucler la boucle ?


Oui, complètement. Je tenais à ce que l’album s’équilibre sur ses deux faces - une vraie logique de vinyle. Chaque face se termine avec un morceau fort : 'Out of Step' d’un côté, 'The Storm' de l’autre, qui lui répond en miroir. 'The Storm' est effectivement libérateur, pas forcément lumineux, mais porteur d’une forme d’apaisement. Il répond à la question que pose tout l’album : comment parvenir à se sentir en phase ? L’histoire de ce titre vient d’une anecdote réelle. Une personne m’avait raconté avoir traversé une tempête après une dispute, casque sur les oreilles, en marchant contre le vent. Elle m’avait confié qu’en affrontant ainsi les éléments, elle s’était sentie vivante à nouveau, presque réconciliée avec elle-même. Cette image m’a marqué (ndlr : cette personne s’avèrere être Mathilde). 'The Storm' parle de ça : aller vers la tempête au lieu de la fuir. C’est une métaphore du risque, du courage de sortir du cadre - un écho à 'The Frame'. C’est dans l’épreuve, dans l’incertitude, que naît parfois la libération. On ne sait pas où l’on va, mais affronter l’inconnu, c’est déjà commencer à se retrouver. Musicalement, le morceau traduit cette progression : on sent la tempête approcher, la tension monte, puis tout explose dans un crescendo cathartique. C’est un titre dont je suis particulièrement fier, un peu comme '57th Street' à l’époque, car il porte une histoire très forte.


Écrire sur la solitude sans la vivre un peu serait impossible.


Cette idée d’affronter seul la tempête renvoie aussi à la création elle-même. As-tu besoin de solitude pour composer ?


Oui, forcément. Quand on crée, on commence toujours seul, même si le travail devient ensuite collectif. L’idée de départ naît dans l’intimité. J’ai besoin de cette bulle, de m’enfermer dans mon studio avec les bonnes lumières, les bonnes couleurs. C’est presque un rituel. Par exemple, ‘Out of Step’ a été pensé dès le début comme un morceau “bleu nuit”. Pour moi, tout l’album a une teinte bleue, nocturne, introspective. Écrire sur la solitude sans la vivre un peu serait impossible. Et c’est vrai que dans la création, on traverse beaucoup de moments où l’on se sent seul. Le public ne voit que le résultat final - peut-être 5 % du travail total. "Out of Step" nous a occupés pendant plus d’un an et demi. Il y a eu des périodes de doute, des moments où j’ai failli tout abandonner. 'The Frame', par exemple, est le quatrième jet de la démo : j’ai tout refait trois fois avant de trouver la bonne direction. Je deviens sans doute plus perfectionniste avec le temps, plus exigeant. Cet album a été le plus difficile à finaliser. Au fur et à mesure, j’ai même “sali” certains sons pour les rendre plus organiques, plus bruts. Certains Moog très saturés ont été ajoutés en fin de mix pour exprimer davantage de colère, de tension.

Ce sentiment de solitude, au fond, rejoint le thème de l’album : parfois, pour avancer, il faut s’isoler, se recentrer, se déconnecter du reste. C’est une forme d’introspection nécessaire. Comme dans 'Connection', cela parle aussi de retrouver le lien avec soi-même pour mieux renouer avec le monde extérieur.


Tu disais que cet album est exigeant, peut-être moins immédiat que les précédents. Tu en es conscient ?

Oui, complètement. C’est un album exigeant, et j’en ai pleinement conscience. Il ne conviendra pas forcément à tout le monde. Ce n’est pas un disque qu’on mettra en fond lors d’une soirée entre amis (rires). Mais les retours qu’on a pour l’instant sont très positifs, presque unanimes, et ça me rassure. C’est une œuvre plus dense, plus introspective, qui demande de l’attention.


C’est une musique qui demande un effort, mais qui le rend bien à ceux qui s’y plongent.


Exactement ! Ce n’est pas un album de consommation rapide. Il faut accepter de se laisser porter, d’entrer dans l’univers. Ce n’est pas un long fleuve tranquille, mais c’est un vrai voyage. Et pour ceux qui en franchiront la porte, il y a beaucoup à découvrir.


Les meilleurs albums sont souvent comme ça - un peu comme chez Bowie, où il faut trouver la clé pour y entrer, mais une fois qu’on l’a, on s’y sent chez soi.

C’est exactement ça. J’aime cette idée de clé à chercher. Je propose le voyage, mais c’est à chacun de trouver la sienne. Elle est quelque part dans l’album.





L’esthétique visuelle a toujours eu une place forte dans vos disques. Comment as-tu abordé celle de "Out of Step" ?

Là aussi, je voulais marquer une continuité tout en renouvelant le ton. L’idée, au départ, était de s’éloigner un peu du noir et blanc de "Watching Worlds Collide", qui évoquait le film noir, mais finalement, cette esthétique s’est imposée d’elle-même. Ce n’est pas un noir et blanc pur : je dirais plutôt un camaïeu de gris, granuleux, presque industriel, avec toujours une touche de bleu nuit, cette teinte nocturne qui traverse tout l’album. On a beaucoup travaillé cette direction artistique avec notre photographe, Géraldine Miquel, qui a fait un travail remarquable. Elle a parfaitement compris ce que je voulais exprimer : le déphasage, la tension entre ombre et lumière, cette texture légèrement “sale” qui renvoie à la rugosité du son. Les photos du livret reflètent tout cela, avec des flous de mouvement, des superpositions, des contrastes très marqués, et même un léger effet de fumée qui rappelle la pochette.


Justement, cette pochette intrigue beaucoup. Peux-tu nous en parler ?

Elle a été prise lors d’un voyage au Japon, sur un lac d’Hokkaido. Rien n’était prévu. Mathilde a fait cette pose spontanément, et j’ai tout de suite su que c’était une image forte. En regardant la photo sur mon écran, je me suis dit : “Celle-là, c’est une pochette.” Et effectivement, elle illustre parfaitement le titre ‘Out of Step’. La posture est étrange, presque en décalage avec l’environnement, et elle suscite la question : que regarde-t-elle ? Que se passe-t-il ? Comme pour "Watching Worlds Collide", chacun peut y projeter sa propre interprétation. Certains y voient un envol, d’autres une danseuse, d’autres encore une figure mythologique. Et c’est ce que j’aime : cette ambiguïté, ce questionnement visuel qui complète la musique.


Tu as choisi de publier tes albums sur ton propre label, Misty Tones. Cette indépendance t’offre une liberté rare, mais elle suppose aussi une gestion lourde. Était-ce avant tout un choix artistique, ou une manière de garder le contrôle sur ton univers sonore et visuel ?

Les deux. J’ai toujours eu ce besoin de contrôle, mais aussi cette volonté d’indépendance. Le monde de la musique a beaucoup changé : les artistes ont désormais la possibilité de reprendre la main sur leur carrière. Avant, on dépendait d’un label ou d’un attaché de presse pour exister. Aujourd’hui, avec du travail et de la persévérance, on peut bâtir quelque chose de solide, même en partant de zéro. Ça demande évidemment des sacrifices, mais quand je regarde le chemin parcouru en cinq ans, je me dis que c’est possible. On a encore une grande marge de progression en termes de notoriété, mais déjà, arriver à ce stade, c’est une belle victoire. Et c’est surtout grâce aux gens qui nous suivent, qui achètent nos disques, qui viennent aux concerts. Sans eux, Esthesis n’existerait tout simplement plus.

Être sur mon propre label, c’est aussi une liberté immense : celle de ne pas devoir rentrer dans un moule. Bien sûr, c’est une pression financière et un pari risqué, mais c’est le prix de la sincérité artistique. Je ne ferme pas la porte à l’idée de travailler un jour avec un label plus important, tout en gardant Misty Tones et en développant ses activités - c’est d’ailleurs prévu pour l’année prochaine. Mais cette indépendance m’a permis de rester fidèle à moi-même. Jamais je n’aurais pu sortir "Watching Worlds Collide" ou "Out of Step" dans un cadre trop formaté. C’est un peu ce que j’admire chez des artistes comme Bowie, Goldfrapp ou Steven Wilson : cette liberté de se réinventer, d’explorer sans contrainte.


Donc le prochain album suivra cette logique d’exploration ?

(Rires) Oui, mais pas “thrash” ! Disons qu’il fera sans doute écho à "Out of Step" tout en allant encore plus loin dans la démarche. La liberté restera au cœur du processus, même si ce n’est pas toujours facile à maintenir, surtout en France. C’est pour cela que je me sens proche d’artistes comme Berlin Heart : lui aussi se renouvelle à chaque disque. C’est encourageant de voir qu’on n’est pas seul à suivre cette voie. J’aime aussi un artiste comme Small Tape, qui crée des ambiances très différentes d’un album à l’autre. Je crois vraiment que les artistes doivent reprendre leur place au centre du jeu. On peut faire beaucoup aujourd’hui sans dépendre entièrement d’un label, mais cela demande de connaître toutes les étapes du métier, de la production à la promotion. Garder le contrôle, au moins un minimum, c’est essentiel pour ne pas se perdre.


L’un des défis d’un artiste aujourd’hui, c’est de réussir à garder sa liberté créative et financière sans devenir l’esclave de son propre projet.


L’album sort bientôt. On imagine le soulagement, surtout après un processus aussi intense. Cet aboutissement, tu le vis comment, d’autant que le projet implique aussi Mathilde, ta compagne ? Est-ce une force ou un défi de partager la musique dans la vie de tous les jours ? 

Créativement, tout se passe bien. On parvient à enregistrer ensemble de manière très naturelle, sans tension. C’est plus sur le plan logistique que les choses se compliquent : gérer un label, un groupe et toute la partie administrative demande énormément de temps et d’énergie. Cela a forcément un impact sur la vie personnelle. On apprend donc à poser des limites, à préserver des espaces. C’est un vrai travail d’équilibre, parce que la frontière entre la passion et la vie privée peut vite devenir floue. L’un des défis d’un artiste aujourd’hui, c’est de réussir à garder sa liberté créative et financière sans devenir l’esclave de son propre projet. Il y a eu des moments où j’ai voulu tout arrêter, simplement parce que cela prenait trop de place. C’est pour ça qu’une bonne communication est essentielle, pour que tout reste sain et durable.





On retrouve d’ailleurs cette idée d’affronter la tempête dans 'The Storm' : tu es allé jusqu’au bout, malgré les difficultés.


Oui, il y a forcément une part introspective dans tout ça. Je suis très fier de cet album, et les autres membres aussi. On a beaucoup donné, et je crois que c’est le plus exigeant qu’on ait réalisé. Il sort dans quelques jours, et c’est une sensation étrange : j’ai l’impression qu’il va déjà m’échapper. Pour l’instant, on profite encore de ces derniers jours, avant qu’il appartienne au public. C’est un album dont je suis particulièrement fier, parce que je pense qu’il marque une étape dans la discographie d’Esthesis. J’avais le pressentiment qu’il serait difficile à mettre en boîte, mais je savais aussi qu’il en vaudrait la peine. Peut-être que cet album nous fera passer un cap. En tout cas, j’ai ce sentiment-là depuis le tout début.


Tu penses que la réception de l’album va conditionner la suite ?


Probablement, oui. L’accueil du public et le fonctionnement du label auront forcément une influence. J’ai aussi envie de préserver un équilibre personnel. C’est un tout : la vie, la musique, le temps qu’on consacre à chacun. Peut-être qu’un jour, Esthesis prendra une autre forme - je ne sais pas encore. Mais il y aura de la musique, c’est certain.

J’ai déjà des idées pour un prochain projet, mais je ne peux pas encore en dire plus sur sa forme. Même sur la diffusion, on se questionne. L’album ne sera sans doute pas disponible immédiatement sur les plateformes de streaming. On veut privilégier le support physique, récompenser ceux qui achètent le disque. On lit beaucoup de choses sur Spotify et d’autres plateformes, et ça pousse à la réflexion. On préfère prendre le temps et donner la priorité à ceux qui nous soutiennent concrètement.


C’est une belle démarche. Et pour la suite, quels sont les projets concrets d’Esthesis ?

Il y a déjà une très belle date prévue : un festival en Pologne en 2026, aux côtés de groupes qu’on apprécie beaucoup, comme Ihlo. C’est une étape importante pour nous. On veut continuer à jouer, mais toujours dans de bonnes conditions, avec notre univers scénique et nos lumières. On prépare aussi un Live in Studio pour fin novembre ou début décembre, avec plusieurs morceaux captés en conditions réelles. L’idée, c’est de montrer une autre facette du groupe : plus directe, plus énergique. Les clips mettaient en avant notre côté atmosphérique et art rock ; ce live, lui, illustrera la dimension plus “rock” et instinctive d’Esthesis. Pour avoir vu les rushes, je peux te dire que ça promet quelque chose d’assez fort.


Merci beaucoup, Aurélien !

Merci à toi.



Plus d'informations sur https://www.esthesismusic.com/
 
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Malgré ses plus de trente ans de carrière jalonnée de désormais sept albums et "Ultraviolent" le dernier date, la popularité de Kyo ne faiblit pas...
 

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