CTRLALTSUPPR (10 DECEMBRE 2024)

Votre groupe s’appelle CtrlAltSuppr, cette séquence permet d'arrêter un ordinateur, est-ce qu'avec ce nom vous vouliez arrêter quelque chose ou est-ce simplement une référence pour les geeks ?

Tout d'abord un grand merci à Music Waves de donner l'opportunité à Ctrl Alt Suppr de s'exprimer !

La commande CtrlAltSuppr symbolise pour nous la possibilité de prendre du recul sur son activité mentale, via le gestionnaire de tâches. Elle permet notamment d'accéder à une liste claire, précise et factuelle de tout ce qui est en cours dans sa vie. C'est donc la possibilité d'effectuer un tri dans les activités et les relations dans lesquelles on s'est engagé, parfois pour de mauvaises raisons. Ce tri peut donner lieu à un renoncement salvateur, en tout cas de notre expérience.

Aussi, et de manière beaucoup moins métaphorique, le nombre de galères informatiques et matérielles que nous avons rencontré dans l'élaboration du projet a largement inspiré ce nom (rires).


Sachant que le groupe accueille en son sein un membre de Wormfood, est-ce qu’avoir une guitare aussi brute sur Ctrl Alt Suppr est une manière de trancher avec le travail sur Wormfood ?

La raison pour laquelle les guitares sont très différentes dans Ctrl Alt Suppr est que ma place dans Wormfood est celle d'arrangeur, et non de compositeur. Cela signifie que je travaille à partir des guitares d'Emmanuel au lieu de partir "de zéro". Son style de jeu, bien plus influencé par le rock que le mien, est donc assez différent. Mais il est clair qu'après toutes ces années à travailler sur ses créations, elles ont eu une influence majeure sur ma manière de composer.







Pourquoi est-ce un plaisir de revenir à une musique brutale ?

Car la brutalité musicale est dans nos gènes ! (rires)

Pour ma part, lorsque j'écoute du metal je vais directement vers ce qu'il peut avoir de plus violent, triste, sale, cacophonique, enragé... C'est ce que je préfère dans cette musique, quitte à me tourner vers d'autres styles lorsque mes envies diffèrent. Ceci dit, la majorité du temps je cherche à retrouver ces caractéristiques ailleurs, notamment dans le jazz et le rap où elles sont également très présentes.


Au regard de son silence (très longue durée), est-ce que CtrlAltSuppr signifie que Wormfood est définitivement terminé ?

Nullement ! Nous avons, au cours de ces dernières années élaboré plusieurs maquettes mais qui n'ont jamais passé l'épreuve du temps, malheureusement. Ctrl Alt Suppr est un projet parallèle, je souhaitais faire une musique totalement personnelle et dont le chant et les guitares seraient influencés avant tout par mon propre parcours musical.

Ceci étant dit, Emmanuel et Thomas préparent actuellement un autre projet dont vous devriez entendre parler bientôt... mais c'est un secret (Sourire) !


Pourquoi avoir intégré un extrait d’une interview de Georges Bataille sur le titre ‘Boundaries do Share The Meme’ ? Quel est le rapport de ce texte avec la chanson ?

Tout d'abord parce que la découverte de l'œuvre de Georges Bataille a été importante pour moi et m'a beaucoup inspiré, particulièrement son livre "La Littérature et le Mal" qui traite de culpabilité chez l'artiste, un concept qui ne m'est pas étranger. Cette citation précise fait également écho au thème du morceau : les limites et barrières qui nous sont imposées (et que parfois on s'impose soi-même) et la possibilité de s'en affranchir. Enfin, celle-ci comprend également une référence au thème caché du titre, que je préfère laisser à notre auditoire le soin de déceler entre les lignes (sourire).


Pourquoi avoir aussi intégré un extrait d’un texte de Gilles Deleuze sur ‘A.D.I.D.A.S’ ?

Car nous trouvions pertinente son idée que l'art ne véhicule aucune information, dans le sens qu'il n'a aucun rapport avec la communication. Notre volonté dans Ctrl Alt Suppr est de brouiller les pistes quant aux messages délivrés, dans l'espoir que chacun et chacune y trouve sa propre interprétation en lien avec son expérience personnelle. Cela vient peut-être également du fait que lorsque j'étais adolescent, j'avais le plus grand mal à traduire les paroles de groupes que j'écoutais de l'anglais au français et qu'il m'arrivait donc d'inventer un sens n'ayant probablement aucun rapport avec celui que les artistes souhaitaient exprimer mais qui était totalement en adéquation avec ce que je souhaitais entendre (rires) !
 






Est-ce que vous rêvez vraiment de suicide tous les jours ?

Le titre de "A.D.I.D.A.S (All Day I Dream About Suicide)" est avant tout une référence au morceau de Korn dont seule la signification de la lettre "S" change. J'ai voulu ici lancer un appel vers d'autres œuvres et artistes ayant eu une influence majeure dans mon rapport à la musique. Ces volontés de références et clins d'œil sont quelque chose de récurrent dans notre musique. Il y avait aussi dans ce détournement une volonté humoristique qui, à mon avis, ne saute pas aux yeux de tout le monde ! (rires)

Bien entendu, les thèmes abordés font directement écho à des expériences personnelles, mais encore une fois le but du projet est que chacun et chacune se l'approprie dans ce qu'il peut présenter de similaire à leur propre expérience. Le message en est que si quelqu'un écoute notre musique et se reconnaît dans cette funeste déclaration, nous souhaitons lui transmettre qu'il ou elle n'est pas seule, qu'on peut essayer d'en rire malgré le fardeau que cette situation représente, que des solutions existent et que, surtout, nous lui souhaitons bon courage !


Est-ce que la constance entre Wormfood et ce nouveau projet est la noirceur et chansons et les thématiques sombres voire macabres ?

Je pense avoir voulu faire partie de Wormfood entre autres parce que les thèmes abordés et la noirceur avec lesquels ils étaient décrits me parlaient. Nous avons beaucoup de points communs, Emmanuel et moi, et nous passons de longs moments à échanger sur nos expériences passées, et clairement pas les plus joyeuses... C'est donc assez naturellement que ces thèmes rejaillissent dans Ctrl Alt Suppr, bien qu'exprimés de manière différente, du moins je crois.


Est-ce qu’être en trio laisse plus de liberté dans les compositions ?

Initialement, lorsque Jesse Haddad et Vincent Liard ont rejoint le projet, il n'était pas question de le porter sur scène ni même de composer plusieurs opus. La formule trio convenait donc parfaitement à ce moment-là. Au fur et à mesure que cela avançait, j'ai réalisé qu'il serait dommage d'avoir fait tout ça pour que l'album reste dans des sphères intimes et ne connaisse pas de réelle diffusion. Ma volonté de m'entourer de ces deux musiciens extrêmement talentueux était également de laisser leur créativité et la connaissance de leurs instruments s'exprimer au sein du projet. Habituellement je compose pour tous les instruments, mais ici je voulais quelque chose de plus... original et subtil que ce que j'avais en tête, et je suis ravi de leur avoir fait confiance tant leurs parties respectives ont su donner une autre dimension aux morceaux.


Comment qualifieriez-vous la musique du groupe ?

Je pense que les personnes les plus à même de qualifier notre musique sont davantage nos auditeurs et auditrices que nous-mêmes ! Mais après mûre réflexion, nous avons fini par décider du terme suivant : Black/Death/Prog inspiré par le Swing Jazz et les Musiques Romantiques de la fin du XXe siècle (terme qui est pour le moins pompeux, j'en conviens (rires)). Il nous a semblé que cette formule représentait au mieux les divers influences, tout en ayant l'avantage de ne pas dépasser la douzaine de mots (rires). Ceci dit, nous restons très attachés à ce que les personnes extérieures au projet posent leurs propres mots sur notre musique, aussi si vous avez des suggestions, nous serons ravis de les entendre !


Où sont les éléments progressifs car on a l’impression que la musique est assez directe ? Est-ce cela vient des chœurs de ‘L’autocensure Fait le Lit de la Névrose’ ?

Je trouve difficile de déterminer ce qui rend une musique progressive ou non. Les chœurs de ce morceau ainsi que ceux présents sur les autres sont l'expression de l'influence qu'a eue sur moi la musique de Francis Poulenc, mais je n'ai jamais pensé qu'ils apporteraient cet aspect "progressif".

La volonté du projet a été de jouer sur plusieurs plans : tout d'abord celui du chant qui s'articule le plus souvent en mélodies "simples" dans le but qu'elles soient identifiables et mémorisables (deux caractéristiques étant des qualités à mes yeux). Au contraire, l'accompagnement des guitares, de la basse et de la batterie est plus "alambiqué" et utilise des procédés de composition plus perchés, parfois expérimentaux. Le fait de les reléguer au second plan est sûrement une tentative désespérée de dissimuler notre côté "nerd" (rires). Le rapport entre ces instruments est anarchique et contradictoire, la démarche est parfois bruitiste comme pouvait l'être celle de Django Reinhardt. En ne dévoilant cet aspect qu'au bout de plusieurs écoutes, nous souhaitions que notre musique ait différents degrés de lecture et offre une expérience propre à qui l'écoute. Livrer quelque chose de plaisant à écouter -qu'on aime les musiques progressives ou plus directes- nous tenait à cœur et nous espérons y être parvenus.


Vous aimez jouer avec les dissonances et troubler l’auditeur. Est-ce que c’est cela être progressif ?

Aucune idée ! C'est en revanche quelque chose qui vient directement de nos inspirations musicales, qu'elles appartiennent au metal ou non. C'est également pour moi écrire une musique que j'aimerais écouter, et j'ai toujours besoin d'un petit quelque chose de dérangeant et de déstabilisant chez les artistes que j'écoute. Cela fait également directement écho à certaines expériences physiques et/ou psychologiques rencontrées lors de la composition de l'album, une période difficile pendant laquelle beaucoup de sensations contradictoires et inconfortables (voire clairement douloureuses) me traversaient. J'ai voulu restituer ces sensations à travers la musique et l'utilisation de procédés de composition dissonants en a été le résultat pour moi le plus évident.


L’ajout d’une voix féminine m’a fait penser à SepticFlesh ou Therion, parfois même Chaostar. Est-ce que c’était l’idée d’aller vers ce type de musique en y ajoutant des touches black ?

Je suis en effet assez friand de la musique de Septic Flesh ainsi que celle de Therion, ces deux groupes ayant bercé mes jeunes années. Ceci dit, l'écriture des mélodies chantées par OpiaNoise sur le morceau "Boundaries Do Share the Meme" a été directement inspiré d'un de mes groupes préféré de tous les temps : Ved Buens Ende (particulièrement l'album "Written in Waters" et le titre 'Autumn Leaves'). J'ai souhaité exprimer ici un large écart entre le positionnement des voix graves et celui des aiguës. Cela symbolise l'écart entre une pensée et une autre chez un même sujet, cette dualité étant une constante dans l'album, comme dans nos vies.






Pourquoi avoir choisi cet ordre des chansons, un ordre qui semble inverse d’après la numérotation des chansons ?

Car je souhaitais quelque chose de totalement anarchique et illogique, ce qui à mon sens reflète parfaitement l'absence de linéarité et l'aspect chaotique que l'on rencontre au cours de sa propre vie. Ceci est le fruit notamment d'une réflexion sur le concept de "téléologie" en art, à savoir l'idée que chaque chose, chaque histoire et chaque événement (artistique ou historique) aurait un début, un milieu et une fin. Le tout étant lié par un effet de cause à effet. Cela est formellement démenti par tout un courant artistique, pour mon plus grand plaisir. Je vois cela comme un positionnement politique de leur part. Je ne pense pas que la vie suive une trame précise, une fatalité ni soit parfaitement liée de cause à effet, mais au contraire que dans toute cette absurdité les choses sont fortuites et aléatoires. Difficile donc de lui trouver un sens.


Pourquoi Outro provoque une erreur 404 (Not Found) ? Qu’est-ce qui n’a pas été trouvé sur le disque ?

La joie de vivre et le sens de la vie ! (rires)

Non, en fait ce morceau exprime la contradiction du rapport entre création et réception d'une œuvre artistique. Nous pensons que la maladie mentale est taboue dans notre société même si elle l'est heureusement de moins en moins. Paradoxalement, lorsqu'elle est exprimée à travers l'art, celle-ci est unanimement applaudie. Il y a ce mythe que je trouve très toxique et hypocrite de "l'artiste torturé". On s'extasie par exemple de la folie de Van Gogh, aimons à raconter comment il s'est lui-même mutilé par pur désarroi face à des hallucinations auditives insupportables, quitte à romantiser totalement sa souffrance. Selon moi, un artiste qui souffre de troubles mentaux est en constante bataille avec lui-même pour trouver le courage de créer, et non l'inverse. Une souffrance peut certes être un élément déclencheur dans la volonté de création, mais c'est avant tout quelque chose qui empêche de mener à bien un projet, et contre lequel on doit se battre chaque jour si l'on veut vivre une vie à peu près décente.


Quelles sont les paroles murmurées sur ‘Outro - Erreur 404’ ?

Ces textes sont largement inspirés du morceau "Burnt to Ashes" de la rappeuse américaine que j'aime de tout mon cœur : Backxwah !
Bien que les thématiques qu'elle y aborde me soient totalement étrangères, j'ai trouvé dans son écriture un écho troublant à cette dualité (encore et toujours elle !) spécifique à la condition humaine, ainsi que les combats menés.

Ses mots m'ont beaucoup ému et touché, par exemple dans la phrase :
"I be fighting all these demons but I'm losing, I'm a target in the view, and there's nothing I can do"
Que je traduirais tant bien que mal par :
"Je me bats contre ces démons mais suis en train de perdre, je suis une cible à vue et il n'y a rien que je puisse faire"

Cet aveu d'impuissance et la référence à cette lutte intérieure sont des thèmes qui sont chers au projet, même si ma façon de les décrire est différente, inévitablement.


Pourquoi le titre ‘Intro est AltF4’, alors que cette combinaison de touches permet de fermer une fenêtre ? Est-ce que ce début (Intro) est ce début est la fin de quelque chose ?

Il s'agit dans ce titre de faire une référence au suicide. C'est pour cela d'ailleurs que celui-ci met en avant le début de l'essai "Le Mythe de Sisyphe" d'Albert Camus, traitant de l'absurdité de l'existence et qui décrit comment nous pouvons tenter de s'en accommoder. Il s'agit en fait d'un message plein d'espoir, mais qui est dissimulé derrière un constat très sombre. Y faire face est, à mon sens, ne pas tomber dans l'acte définitif de s'ôter la vie, et d'une certaine manière l'auteur nous présente des outils pour cela. "Il faut imaginer Sisyphe heureux" de pousser éternellement son rocher en haut d'une colline pour le voir inévitablement dévaler tout le trajet difficilement accompli. Une métaphore que je trouve très pertinente, malheureusement ! (rires)

La raison pour laquelle j'ai souhaité que le sous-titre en soit "intro" alors qu'elle clôt l'album (avant toutefois notre reprise de Radiohead, 'Weird Fishes' est que je considérais d'une certaine manière que cette pulsion et la découverte du texte de Camus avait été un point de départ à la volonté de faire naître Ctrl Alt Suppr.


Quelles seront les suites de cet album ?

Beaucoup de live ! Parce que nous adorons cela et que le dernier était une expérience incroyable !

Allier des thématiques si tristes et une musique si sombre à une telle joie et une telle bienveillance, autant sur scène que dans le public, est probablement la meilleure manière dont le projet pouvait s'incarner. Merci à toutes celles et ceux qui nous suivent, nous vous aimons très fort.

Nous sommes actuellement sur la composition du prochain opus, celui-ci portera le nom de "TDAH : Tu Devineras Aisément l'Horreur". Le thème abordé restera celui ci des difficultés psychologiques mais la manière de leur faire prendre vie sera cette fois-ci bien plus dynamique et moins triste (je l'espère du moins !).