Sterpi aime surprendre, cela fait partie de son ADN. Après avoir sorti un EP, l'artiste réalise un double album riche de 30 titres sous forme d'un concept album d'anticipation reposant sur les émotions. Sterpi nous en dit un peu plus de ce projet d'envergure.
Tu poursuis ton rythme de croisière d’un album quasiment tous les deux ans malgré les dernières difficultés rencontrées (pandémie…), comment as-tu traversé cette période qui n’a semble-t-il pas eu raison de ton inspiration ?
A vrai dire, je n’ai jamais eu autant besoin de composer de nouvelles choses qu’en ce moment. Mais là, je vais me calmer un peu sur les albums (rire). Parce qu’en parallèle de ce double CD "Algorithmic Love", tu le sais peut-être déjà, je sors un second double CD "Best of & Classics of Rock", pour lequel j’ai enregistré 13 covers (Santana, Dire Straits, Pink Floyd, Deep Purple; Led Zeppelin, Prince, Jimi Hendrix…). Ça fait beaucoup à assimiler pour le public et beaucoup de matière à promouvoir.
Cette fois tu proposes un double album généreux là où d’autres proposent des albums courts voire des EPs, tu demeures à contre-courant des standards ? Que représente pour toi cette forme de liberté ?
Cette forme de liberté doit probablement contribuer à ce que je reste fidèle à moi-même, ma muse et mon inspiration. Si je dois m’imposer des formats c’est vraiment dans la cadre d’un exercice de style, mais en général je n’aime pas me brider dans ma création. Néanmoins, pour mémoire, le précédent ("Number 6") uniquement sorti en version numérique est un EP. Cette fois j’ai vraiment voulu proposer un « grand écart » entre les humeurs opposées que j’aime exprimer en musique. Et je crois que les personnes qui l’écouteront vont préférer l’un ou l’autre des deux CD selon les moments et leur humeur.
Est-ce que ce que nous avons vécu à changé ta manière de travailler ? As-tu pu prendre plus de temps pour penser au concept et à sa formalisation ou composition ?
Je crois que ma façon de travailler évolue indépendamment de la période. Par contre ça m’a effectivement laissé le temps de réfléchir au concept. Peut-être même l’idée m’est venu de là en constatant à quel point l’informatique, l’Internet les réseaux sociaux et les algorithmes de l’Intelligence Artificielle prenaient de la place et même, infiltraient nos vies en nous traquant sans répit, partout. Dans le but de nous faire consommer toujours plus, à fortiori en période de « crise sanitaire ».
Lors de notre dernière interview, tu avais indiqué que ton prochain album serait dans un style metal indus, tu nous aurais menti ?
Ha ha ! Non, ça n’est pas un mensonge intentionnel… C’est vrai que lors de la précédente interview j’avais quelques ébauches de morceaux qui allaient dans cette direction. J’avais aussi parlé d’un côté électro… Du coup, l’idée faisant son chemin dans mon cerveau sinueux à fini par déboucher sur un concept-album. Comment ? Sans doute de manière « Algorithmo-organique » (rire). Toujours est-il que les premières ébauches font partie de l’album (‘Being of The Future’, ‘Mutation Part 1’, ‘Algorithmic Love’…) ; ça sonnait « Indus » avant que j’y ajoute les arrangements (si ! si ! Je l’jure !) .
J’ai imaginé tout d’abord l’humain qui commence à penser comme une machine (...)
Dans le premier CD, les compositions sont entrecoupées de petits morceaux qui évoquent le code binaire informatique fait uniquement de 1 et de 0, où la guitare joue le rôle principal à contrario du CD2 où la musique semble redevenir plus humaine avec le piano organique qui semble prendre le lead’ C’est ainsi que tu as conçu l’album : un homme qui devient robot plus froid et un robot qui devient humain et donc un être d’émotions ?
C’est exactement ça, tu as compris la trame de l’histoire. Et au milieu, une histoire d’amour. Parce que l’amour peut nous changer, de bien des manières... Évidemment, la « mutation » peut s’opérer dans les deux sens. J’ai imaginé tout d’abord l’humain qui commence à penser comme une machine, une puce dans le cerveau et puis on ne fait plus la différence entre l’être et la machine. Puis une « étrange électricité » rappelle au Mutant qu’un cœur bat quelque part sous ses circuits. Alors la mutation inverse s’amorce et se déroule sur le CD 2, principalement composé au piano et que j’ai voulu assez sobre et évolutif sur les arrangements. L’idée a été de composer un titre dans chaque tonalité en partant de DO(mination) puis de monter par demi-ton (Do# puis Ré, Ré#…etc.) Tu vois le truc ?!
Pour les instruments de cette partie 2, j’ai privilégié les sons acoustiques comme les claps de main, de genoux, les chœurs, une tasse, un bol tibétain, un cajon… avec une Gibson ES et une prise de son assez franche. Ah oui, on entend aussi un peu de Thérémine et des sifflements. Voilà pour les ingrédients !
Avec cette façon de voir l’album dans son ensemble, il y a une forme d’hommage à "The Wall" de Pink Floyd mais aussi d’une certaine manière à Supertramp dont on retrouve quelques marqueurs qui auraient fusionné avec Santana, cet hommage que l’on ressent, est-ce que tu le comprends et était-il totalement conscient ?
Totalement conscient, non. Mais les trois références que tu cites sont bien là. J’ai énormément écouté Pink Floyd et Supertramp ! Et je ne te parle même pas de Santana qui, malgré ses dérives à but plus ou moins lucratif, reste le groupe et guitariste qui m’aide à me retrouver. Ce goût du mélange me vient de musiciens comme ceux du Santana Band. Et puis j’ai toujours adoré les albums-concept. Petite parenthèse pour rebondir sur ce que tu viens de dire : Pink Floyd et Santana se retrouvent sur le "Best Of & Classics of Rock" qui sort en parallèle à "Algorithmic Love" ; j’y reprends également Prince, Jimi Hendrix, Dire Straits, Deep Purple, Led Zeppelin, BB King, Queen… Pour le moment, il n’existe qu’en CD mais sa version digitale sera dispo d’ici la rentrée de septembre
L’énergie prend une autre forme que sur le CD 1 mais les deux parties restent liées par l’histoire.
Cette seconde partie d’album est vraiment touchante, notamment par ses mélodies prenantes (‘Silence’) jusque dans ton interprétation maîtrisée de bout en bout alors que les émotions sont grandes. Comment as-tu travaillé cela pour ne pas être submergé par ces émotions que tu vas chercher au plus profond de toi ?
Pour cette deuxième partie de l’album, j’ai travaillé de façon intimiste dans une ambiance de travail tamisée. L’énergie prend une autre forme que sur le CD 1 mais les deux parties restent liées par l’histoire. L’avantage du (home) studio, c’est que tu as droit à plusieurs chances ; alors je fais plusieurs prises sans trop réfléchir. A un moment, le feeling qui me paraît convenir à la chanson finit par arriver naturellement. Comme pour une photo, c’est une histoire « d’instant ».
‘Last Connection’ nous fait penser par moment aussi à Camel où en quelques notes seulement Andy Latimer provoque un sentiment de plénitude là où d’autres mettent en avant leur technique. Comment arrives-tu à trouver cet équilibre entre technique et émotion ?
La plupart du temps, je ne pense pas en termes « techniques » mais justement en termes d’émotions. Tous les instruments doivent servir l’ambiance et le climat… même si j’aime écouter des albums de guitaristes (et autres solistes de leur instrument), ce qui me touche le plus est souvent l’interaction entre les différents instruments. Ce que beaucoup de musiciens ont déjà dû vous confier c’est que la technique doit se faire oublier au profit du sentiment. Je crois qu’on acquiert ça avec l’expérience… Et je trouve aussi que de trop nombreux musiciens ne mesurent pas l’importance des « silences » ; tout comme le vide entre les atomes, le silence est capital dans la musique.
L’album parle des algorithmes qui sont utilisés partout : par les sites internet, par certains sites de rencontres, par l’intelligence artificielle…. Cet album est là aussi pour démontrer que malgré cela il reste tout de même une part d’humanité en chacun d’entre nous, ce que tu traduis par une musique plus froide et électro dans le premier CD puis par une musique plus organique dans le second ?
Oui, c’est ça : j’ai essayé de traduire musicalement et à travers une histoire le fait que, quelle que soit la technologie, l’humain reste présent. Et surtout, qu’il ne faut pas perdre cette dimension humaine. Parce que mine de rien, il existe des secteurs totalement déshumanisés comme la finance et peut-être même la politique (reste t-il des « humains » parmi cette classe ?…) qui mettent en péril nos « petites vies ».
L’humain a besoin d’émotions et de sentiments, quels qu’ils soient
Avec tout ce que l’on vit actuellement, ces réseaux sociaux qui n’ont de sociaux que le nom et qui nous éloignent plus les uns des autres, nos relations avec la technologie, les smartphones, l’électronique qui prend de plus en plus de place dans notre travail, l’intelligence artificielle… où réside selon toi encore cette part d’humanité ? Est-ce notamment en vous les artistes qu’on la trouve encore ?
Peut-être que les artistes, ou certains artistes, parviennent à montrer cette part d’humanité, à rappeler qu’elle existe. Notamment sur scène pour ce qui est des musiciens, mais beaucoup d’autres artistes comme les peintres, les humoristes, les artisans, etc. sont un peu les témoins (les gardiens ?) de cette part d’humanité. L’humain a besoin d’émotions et de sentiments, quels qu’ils soient. Alors même si la technologie est omniprésente, l’humain reste (pour le moment) un humain.Pour combien de temps encore, c’est la question que pose la chanson ‘Being Of The Future part 2’… « I’m no longer a man ; I’m just a being of the future !” . Bon… c’est plutôt une affirmation qu’une question, d’ailleurs ! (rire) Cela dit, je suis heureux de pouvoir enregistrer et mixer de la musique grâce à mon ordi, il y a finalement un côté plus spontané de la création. J’ai une idée, hop ! Je branche et j’enregistre ! C’est un des bons côtés de la technologie… Pour résumer je dirais que la technologie reste valable tant qu’elle sert l’Humanité et quelle devient dangereuse dès lors qu’elle sert à nous asservir.
D’ailleurs cela se voit aussi dans le visuel également avec ce visage robotique puis ce paysage de forêt, comment as-tu travaillé aussi cela ?
Je voulais représenter les deux facettes de l’album en un seul coup d’œil. C’est ce qui m’a donné l’idée du visage robotique envahi progressivement par le vivant ; et vice versa (sans vouloir parodier Tranxen 200 des Inconnus… Houlà ! ça ne me rajeunit pas !).
Cette manière dont tu as de conceptualiser tes albums et notamment cet "Algorithmic Love" est plus proche d’un travail anglo-saxon que typiquement français, tu te sens plus proche de cette approche musicale anglaise notamment ?
Oui, il y a vraiment beaucoup de concept-albums que j’ai adoré comme "The Wall" que tu citais mais aussi "Tommy", "Quahenia" des Who ou encore "Les aventures de Simon & Gunther" de Daniel Balavoine (un Français !). Balavoine était très influencé par le Rock-Prog anglo-saxon au début de sa carrière (un peu comme Goldman, d’ailleurs avec Tai Phong). Je suis aussi un grand fan du film "Hair"…(rire). J’aime bien quand l’histoire se développe sur plusieurs chansons. Si j’avais les moyens financiers et/ou techniques pour le faire, j’aimerais illustrer certains de mes albums de manière cinématographique.
L’album possède une belle production, comment as-tu travaillé cet aspect malgré les difficultés que l’on a connues ?
Merci beaucoup, ça me touche que tu remarques ça, parce que j’ai attaché une grande importance à la production. En fait j’ai profité de cette période où on ne pouvait pas beaucoup aller se divertir en société pour apprendre de nouvelles techniques de mixage et comment utiliser le bon logiciel au bon moment. J’ai lu pas mal d’articles et regardé beaucoup de vidéos-tuto pour comprendre comment améliorer mon travail en home-studio. J’ai fais pas mal d’essais (notamment sur les sons de batterie et la voix). De ma propre expérience, je remarque que dans la plupart des cas, moins on en met et mieux ça sonne ! C’est un peu le « challenge » du deuxième CD avec ses arrangements minimalistes. Là j’ai utilisé ma Gibson ES 335 directement dans la carte son, avec juste une légère équalisation et de la reverb. Ça se marie à merveille avec le piano !
Pour les sons plus électriques du premier CD j’ai utilisé ma bonne vieille Ibanez Jem avec le GT 1000 de chez Boss qui sonne la mort quand il est bien réglé. Parfois je suis passé via mon ampli à lampes. Ce premier CD a été un bon prétexte pour essayer certains sons électro que j’avais créés ; je suis vraiment passionné par la recherche de sons et l’expérimentation, sans aucune prétention de révolutionner la musique (rire).
Comment envisages-tu de retranscrire cette évolution relativement dense de cet album sur scène ?
Je vois qu’on se pose les mêmes questions ! (rire). Bon, comme j’avais un peu d’avance, j’ai eu le temps d’y réfléchir. J’ai pris le parti de résumer l’histoire à travers quelques titres en les intégrant à mon set live où je mélange compos et Classics Rock. Ça va me permettre d’enrichir le spectacle en proposant des plages au piano pour alterner avec la guitare et les percus. Je réfléchis sans cesse à la manière d’améliorer mes concerts même si je n’ai pas toujours les moyens logistiques pour mettre mes idées en œuvre, ça se fait progressivement.
On te laisse le dernier mot pour la fin
Eh bien merci à toi et à la team. Je me répète en disant que l’équipe de passionnés de Music Waves fait un super boulot, mais c’est vraiment important de le souligner. Ça contribue à la vie musicale et à l’échange. Je suis très heureux de me retrouver chroniqué au même titre que les « Légendes » que j’admire sur un site de cette qualité ! J’espère avoir le plaisir de vous voir chroniquer mon cinquantième album ! Et longue vie aux amateurs de Rock-Prog !