L'écoute d'un album est une vraie... "Tombola" : on se sent des vocations de chercheur de perles pour le meilleur ou on aimerait avoir un coup de fil pour mieux décrocher pour le pire. En ce qui concerne cet album, nous nous sentons transportés comme si une nouvelle forme de musique jaillissait de nos écouteurs. Rencontre avec certains des membres de Rest In Gale, pour une interview un peu décalée...
Vous êtes un groupe issu de la cité de Romainville, comment s'est développé ce projet Rest In Gale et comment vos personnalités ont pu fusionner pour l'amener à réussir ?
Julien Howler : Moi je suis l’essence, William c’est le diesel. La troupe de
Rest In Gale c’est l’allumette. Le public c’est le grattoir.
Certains de vos noms sonnent américains, avez-vous pris des pseudonymes ou sont-ce d'authentiques patronymes ?
Certains sont authentiques, d’autres pas. C’est toute la subtilité.
Pourquoi avoir intitulé un EP "God Bless Jacob Delafon", avez-vous une minute pour réhabiliter un génie que tout le monde connaît mais oublie parfois l'aspect visionnaire et utilitaire ?
Deux génies, tu veux dire : Emile Jacob et Jean-Alfred Delafon, qui créèrent l’entreprise de sanitaires en 1889. L’EP a été ainsi nommé pour célébrer le 127e anniversaire de cet événement. On a été les seuls à le faire, et on a été peu suivis. Résultat, 4 ans plus tard, Jacob Delafon
is in a deep shit !
Est-ce Lola Quéré qui a dessiné la pochette ? Si oui, comment s'est faite la rencontre ?
Julien Howler : Lola est là depuis le début. On s’est connu en école d’art il y a déjà 10 ans. Elle nous a fait la première pochette de l’EP "God Bless Jacob Delafon". Son travail de peinture est magnifique. Allez voir ses œuvres, elles sont très puissantes.Pour la pochette de l’album on a fait appel à Jaco Pinow qui est allé exactement là où l’on voulait ! C’est un travail commun révélé grâce à son génie.La mise en page et l’arrière a été faite par notre sublime Roza Vertov sans qui rien ne se fait dans ce groupe.
La sortie de l'album a été repoussée au mois de janvier, est-ce à cause de Jean Castex ?
Entre autres. Et aussi pour pouvoir basculer sur l’année fiscale 2021, on a trop gagné de sous en 2020 et on risquait de changer de tranche. Il est important, quand on forme un groupe, de s’entourer d’un bon fiscaliste.
Pouvez-vous nous parler du concept "Tombola", est-ce que vous êtes d'accord pour parler d'un album concept ?
C’est une sorte de fête foraine. Les chansons sont des manèges ou des stands à pomme d’amour.
C’est une sorte de fête foraine.
L'album démarre avec une introduction dans le style d'Ayreon avec un narrateur qui se présente. Puis petit à petit sur un rythme inquiétant, le morceau prend forme. En commençant ainsi, vouliez-vous placer l'auditeur en situation privilégiée en le poussant d'entrée de jeu dans le train fantôme ?
Exactement. Je ne l’aurais pas mieux dit moi-même.
Ce morceau onirique, hanté par les chœurs féminins et une voix implacable est assez jouissif car l'auditeur s'attend à une brusque montée soudaine qui n'intervient jamais. Y avait-il une envie de déjouer les attentes ?
On a toujours apprécié ne pas donner entière satisfaction à l’auditeur. Le but étant qu’il se sente frustré pour qu’il ait une envie irrépressible d’assouvir son désir inassouvi après avoir écouté l’album. Un peu comme lorsqu’on regarde “In the Mood for Love”, à force de voir deux personnes intensément amoureuses ne jamais réussir à se réunir, on rentre chez soi avec le désir de s’adonner aux pulsions amoureuses le plus vite possible.
'Amari' est un peu plus insaisissable (on y décèle même une petite teinte des Carpates avec les violons) et changeant sans cesse de nature, est-ce qu'il y avait cette fois-ci une volonté de perdre l'auditeur ?
D’autres disent aussi que c’est du “raï’n’roll”. Donc effectivement on est un peu perdu. Cette chanson est une totale appropriation culturelle. C’est une sorte d’orientica romantique. (J’écoute beaucoup trop de raï)
'Page Blanche' crée un nouveau concept, le calme malaisant. De certains de vos titres coule une schizophrénie morbide plutôt triste. Rassurez-nous, vous allez bien ? Et pourquoi voulez-vous vous enfoncer au plus profond des ténèbres ? Est-ce important pour vous de ne pas rester en surface et d'y aller sincèrement ?
La dichotomie de ce morceau vient sûrement du fait qu’il a été composé à deux, chacun de son côté, sans prendre en compte ce que l’autre allait faire. Le malaise vient du fait qu’on ne sait pas forcément comment le texte et l’instrumentalisation arrivent à s’accorder, et pourtant... Et puis si jamais il faut s’approcher des “ténèbres” comme tu dis, autant y aller franchement, tu ne penses pas ? Plus le tunnel est sombre, tortueux et long, plus il intrigue, j’imagine. Sinon, ouais, ça va mieux.
'Is It Better' est un peu plus nerveux avec son chant rageur couplé aux chœurs féminins plus réconfortants. Etait-ce pour renverser les tables après le calme malaisant de page blanche ?
'Is It Better' parle aussi d’une dissociation mais cette fois entre le corps physique et ce que les chrétiens appelleraient l’âme. On trouvait ça cohérent de rester dans le même esprit pour le concentrer sur la moitié de la face A. 'Page Blanche' par son arrangement musical et 'Is It Better' via le texte.
'Bateau Ivre' tangue avec l'allégresse d'un fêtard du samedi soir sur la banquise d'un trottoir anonyme. Même si le titre en clin d'œil nous rappelle Arthur Rimbaud, celui-ci a été choisi non en hommage au poète mais à l'ambiance désolante (dans le bon sens du terme) du morceau ?
C’est un portrait. Expliquer la schizophrénie en introduisant l’homme tel qu’il se voit avec son décalage.
On peut noter un timide développement instrumental sur quelques titres (dont 'Bateau Ivre' et l'introduction atmosphère d' 'ISHA', l'incartade psychédélique de 'Dreamz'), est-ce que par la suite, vous souhaiteriez accorder plus d'importance aux soli de toute sorte ou préférez-vous toujours miser sur la performance collective ?
Les structures instrumentales seront en effet plus exigeantes pour les prochains titres. Nous aimerions laisser un peu plus de place au saxophone, par exemple. Quant aux soli, nous préférons les penser comme des thèmes avec des mélodies distinctes pour les enregistrements studio. Exception faite de 'Dream(z)', où le guitariste s’est peut-être un peu emballé.
Les structures instrumentales seront en effet plus exigeantes pour les
prochains titres. Nous aimerions laisser un peu plus de place au
saxophone.
Tout au long de l'album, le rôle de l'orgue est assez central, apportant des couleurs autant lugubres qu'ambiance de fête foraine. Les cuivres participent également à la fête. Comment travaillent l'organiste et les cuivres pour garder cet esprit sans alourdir l'ensemble ?
Au début nous pensions que ce ne serait pas une mince affaire que d’associer les deux, car le saxophone est arrivé après l’orgue. Il a fallu donc quelque peu adapter le jeu du saxophoniste au jeu de l’organiste. Heureusement que Paco (saxophoniste) est brillant car il a su s’adapter très vite. On peut dire que pour cet album le saxophone appuie ce que peut faire l’orgue et la guitare ou même les voix, il fallait qu’il suive les parties déjà écrites. Je pense qu'à l'avenir l’orgue, le saxophone et la guitare devront être composés ensemble dès le début.
Au plus profond d'un bayou de Louisiane, 'Pushful Grin' arrive à se faire émouvant avec son chant jusqu'au-boutiste. Quelle est la distance émotionnelle que met le chanteur derrière le micro ?
Pour 'Pushful Grin' particulièrement aucune. Celle-ci fait référence à quelque chose de très personnel, et par conséquent chanter 'Pushful Grin', c’est vouloir aussi chercher désespérément à retrouver l’état dans lequel nous étions lorsque le texte a été écrit.
'ISHA' est la montagne russe de l'album, qui débute avec ce chant de bateleur cocasse. Aussi bizarre que cela puisse paraître, les intonations ressemblent à s'y méprendre à du Till Lindemann (Rammstein). Est-ce que vous auriez pu envisager de chanter en allemand ? Ensuite avec ces montées en crescendo soudaine et ces cassures de rythme, vouliez-vous sortir un peu plus de la torpeur des précédents morceaux, la folie n'explosant jamais véritablement - et c'est tout à votre honneur ?
Chanter en allemand est indispensable au XXIème siècle. Il y a 100% de chance que les prochains titres explorent les mythes teutoniques. Mais pour 'I.S.H.A' c’était malheureusement trop tard. On pensait que ce serait la plus sombre de l’album, la plus frustrante mais finalement elle détonne par rapport aux autres. Peut-être parce qu’on a cherché à trop la rendre “dark” ou “bizarre”, j’imagine. C’est loin d’être la moins pire.
Que signifie 'ISHA' ?
Ici on S’Habille Autrement (rires) ! Non, I See Her Alone !
'Dream(z)' se fait plus bluesy, plus gluant (les derniers “lala” sont tétanisants) et recueille un refrain enchanteur où les voix culminent avant de tomber dans une frénésie explosive. On ne va pas dire que vous êtes les dignes héritiers des Beach Boys mais votre travail sur les voix semble très fin. Comment travaillez-vous ensemble pour vous accorder vocalement ?
Ça paraît dingue, mais on chante ensemble et on essaie de voir ce qui sonne bien. Plus sérieusement, on travaille aussi les chœurs à part avec les broussettes, sous la direction de Juju.
Le nom de vos choristes n'apparaît jamais. Qui sont-elles ? Sont-elles réelles ? Est-ce qu'elles reviendront par la suite (en gros, est-ce une marque de fabrique Rest In Gale ou un essai concluant) ?
Si, si leur nom est affiché sur la pochette de l’album. Ce sont les Broussettes. Et quand elles ne chantaient pas encore lors de nos lives, elles n’étaient jamais très loin. Toujours dans notre ombre, elles nous chantaient à l’oreille. Il est dommage que le public ne pouvait les entendre. Maintenant il peut.
'The Evil Electric Fall' ressemble à une auto-parodie (ou une mise à distance ironique) même si le morceau est très convaincant. L'album s'achève avec la truculente 'Sweet Disease', tentative de chanter une ballade de crooner tout en révélant les coutures (les paroles sont au vitriol et à la fin, la route de la falaise est bien dégagée). D'une certaine manière, êtes-vous des dynamiteurs de genres (y compris du vôtre) ?
Il y a beaucoup de prétention à ne pas chercher à être sérieux. Et nous venons de sortir un album, nous sommes par conséquent des soldats d’orgueil. Si on ne remet pas un peu en cause ce qu’on fait, on s’ennuie et on rigole peu.
Cette façon de jouer avec les instruments peut nous rappeler lointainement le rock in opposition (Univers Zero, Etron Fou Leloublan, Present), y-a-t-il une influence ?
Nope. 0%. Mauvaise pioche.
D'où tirez-vous l'inspiration pour les paroles ?
Des tréfonds des plaines abyssales.Où il fait froid et tout noir.
A l'écoute de cet album, on sent que tout est sous contrôle. Chaque morceau semble un nouveau terrain de jeu pour lequel vous réinventez constamment les règles. Est-ce conscient ou cela fait partie de votre ouverture d'esprit ?
C’est simple : personne dans le groupe n’a les mêmes influences. Du coup il n’y a pas vraiment de règles. Du coup il faut toujours tout inventer. Souviens-toi quand tu étais ptiot.e et que tu découvrais un autre terrain de jeu que celui de ton quartier : n’étais-tu point excité.e comme un pou ? N’avais-tu point envie de grimper sur toutes les structures, d’essayer sans attendre toboggans et tourniquets ? Nous, c’est un peu pareil.
A l'inverse d'un autre groupe français Magoyond (dans une verve plus parodique), vous avez opter pour la langue de Shelley ? Comment le justifiez-vous ?
Parce que la plupart de nos références sont anglophones et que ça nous paraissait naturel. Et puis le français est déjà pris par Aya Nakamura.
Ça nous fait du bien d'entendre cette musique qui sort des sentiers battus et qui prouve que la créativité musicale a encore de bons jours devant elle. Malgré tout, en vous plaçant à contre-courant de la vague musicale actuelle, ne vous cloîtrez-vous pas finalement dans votre cave ? Cette musique n'est pas facile d'accès pour l'auditeur lambda (qui préfèrera Aya Nakamura ou Squeezie), n'avez-vous pas peur que votre créativité soit mal interprétée comme élitiste ?
J’ai envie de te remercier car ta remarque est sympathique. En même temps à cause de toi je viens d’écouter l’album de Squeezie. Et ça me donne effectivement envie d’aller me cloîtrer dans ma cave et d’y rester un long moment à jouer de la musique violente et opaque.
JH: J’ai un grand respect pour Aya Nakamura.
Pouvons-nous dire que votre musique possède une écriture cinématographique ? Est-ce que le cinéma est une inspiration ?
"Cinématographique", c'est un terme un peu fourre-tout. Mais on fait attention à ce qu'il y ait une ambiance, et à ce que la musique "mette en scène" les paroles.
On fait attention à ce qu'il y ait une ambiance, et à ce que la musique "mette en scène" les paroles.
Est-ce que vous pourriez définir votre musique comme du rock banlieusard ?
Tout à fait. On est nés dans la banlieue nord, on a grandi sur les trottoirs, on n’a pas choisi d’être des zonards. On n’a jamais travaillé, mais on s’est bien débrouillé, et un jour on s’est retrouvé à l’Underground Café. C’est là qu’on a retrouvé tous nos amis d’aujourd’hui. Et quand on ne sait pas où coucher, c’est là qu’on passe nos nuits. Sans foi ni loi, on veut vivre et mourir. On n’a pas d’passé, pas d’avenir.R.I.P Daniel
Music Waves est un webzine spécialisé en rock progressif. Que pensez-vous du genre et voudriez-vous vous y aventurer ?
Il y a des gros fans de prog dans le groupe, notamment le batteur qui ne jure que par Genesis (période Peter Gabriel), King Crimson et Steven Wilson. Mise à part la longueur des chansons, on a déjà un pied dedans, au sens où les chansons ne suivent pas vraiment les "canons" du rock ultra binaire avec une structure du genre couplet/refrain/couplet/refrain/solo/refrain. On verra comment les compos évoluent !
Finalement, "Tombola", est-ce le gros lot pour l'auditeur qui aura réussi à pénétrer dans votre univers et à y rester enfermer pour le meilleur et pour le pire ?
C’est une analyse intéressante. Mais la tombola n’est pas le gros lot : c’est simplement la possibilité, ou devrais-je dire l’espoir, de décrocher le gros lot. Je t’invite à méditer là-dessus.
Est-ce que vous avez quelques mots pour les lecteurs de Music Waves ?
Soyez Kliss, et à bientôt en concert !