Romain Favies est un artiste d'une espèce devenue rare, un point de rencontre entre Leo Ferré, Alain Bashung et Yves Montand. Usant de sa voix grave et d'ambiances épurées, il nous livre un EP intéressant sur le temps qui passe notamment. Rencontre avec un artiste singulier.
Tu étais prédestiné
pour une carrière dans l’Entreprise après de longues études et pourtant te
voici avec un EP "Insomnie Artistique", qu’est ce qui t’a fait franchir le
pas vers cette direction artistique ?
L’envie de sortir de ma zone de confort. Le besoin de cheminer vers ma vie. Tout
se passait bien en entreprise mais je ne m’y projetais plus. Dire stop à cette « perfusion »
de confort n’a pas été simple mais avec du recul, je peux dire que ça a été
nécessaire pour libérer les velléités artistiques qui sommeillaient en moi.
La pochette est très
abstraite, une sorte de peinture où on a l’impression d’un autoportrait un peu
flou, doit-on y voir encore quelques hésitations dans cette nouvelle vie ?
C’est un tableau de ma mère,
peintre plasticienne. Il me représente enfant, de profil, avec une chevelure
proche de celle d’une célèbre chanteuse française (rires). Ne pas y voir de
message subliminal mais la simple envie d’illustrer ce 1er EP par un
tableau qui me suit depuis longtemps et auquel je tiens.
J’ai la chance de pouvoir faire vocalement les
deux. Faire voyager mes textes entre le chanté et le parlé me passionne.
Dans ton album, on a un
équilibre entre des textes parlés puis chantés, un peu comme le faisait Léo
Ferré, Yves Montantd plus récemment Biolay, maintenant on parle parfois de slam
(Grand Corps Malade), pourquoi adopter une telle technique ?
Superbe liste de noms...
Ce sont des références pour moi comme pour beaucoup. A l’image du très regretté
Christophe, ils renvoient cette chose à laquelle je suis sensible : l’authenticité.
Concernant l’équilibre chanté/parlé que tu évoques, l’un donne à mon avis du
relief à l’autre (et vice versa). J’ai la chance de pouvoir faire vocalement les
deux. Faire voyager mes textes entre le chanté et le parlé me passionne.
Ta voix est très grave
et expressive, quand as-tu pris conscience de cette signature vocale ?
J’ai compris que ma
voix était grave bien avant de comprendre qu’elle pouvait être expressive.
Aucun moment précis ne me vient en tête. C’est plutôt une succession de faits
qui m’a permis de comprendre que j’avais une signature vocale (pour reprendre
ton terme). Mais qu’il faudrait aussi que je travaille et entretienne cette
voix. Ce que je fais avec des coachs géniaux.

Une voix plus posée est-elle
selon toi plus porteuse d’émotion que celle hurlée comme beaucoup de chanteurs
et chanteuses le font à coup de vibes ?
Pas forcément. Si un
artiste, peu importe son style musical, se sert de sa voix comme un outil de
transmission sincère d’un message, d’émotions, alors je pense qu’il touche ceux
qui l’écoutent. J’ai du mal à être sensible aux messages des artistes qui surjouent
vocalement mais il me semble tout à fait possible de hurler sans pour autant surjouer.
Alors qu’aujourd’hui la
musique s’entend plus qu’elle ne s’écoute, que les gens sont plus portés par la
mélodie légère, tu poses des bases plus graves avec des paroles qui ont du
sens, as-tu l’impression d’être un peu à contre-courant des standards actuels de
l’industrie musicale ?
Peut-être... Je n’écris
pas en fonction des standards. J’écris la musique que je ressens. Si mes paroles
peuvent avoir du sens pour ceux qui les écoutent, tant mieux. Cela me rappelle ce
chauffeur de taxi qui a remis 5 fois devant moi le même couplet de mon titre « En
silence » puis m’a regardé en disant : « merci, ce texte me
parle ».
Penser « En silence », rêver de ceux qui nous manquent (« Mes rêves »), penser au temps qui passe (« Boulevard du temps »), envoyer un message d’amour à distance (« Mes notes ») ... Tout cela me semble universel !
Avec ce style, est ce
que tu penses que "Insomnie Artistique" serait un album générationnel qui
pourrait plus toucher plus les quarantenaires et plus, et un peu moins les
jeunes générations ?
Dans la lignée de ma
réponse précédente : je ne crée pas musicalement pour cibler telle ou
telle tranche d’âge. Par ailleurs, sois certain que les jeunes générations sont
sensibles aux paroles. Beaucoup de mes followers ont d’ailleurs autour de la vingtaine.
Penser « En silence », rêver de ceux qui nous manquent (« Mes
rêves »), penser au temps qui passe (« Boulevard du temps »),
envoyer un message d’amour à distance (« Mes notes ») ... Tout cela me
semble universel !
Tu abordes des thèmes
qui prennent un peu plus de hauteur que celui du simple amour perdu, tu parles
notamment du temps qui passe, du regard en arrière dans le titre
bouleversant ‘Boulevard du Temps’, comment expliques-tu cette maturité pour ton
jeune âge ?
J’ai vécu pas mal de choses à titre personnel
et je pense que cela est nécessaire (même si on préfèrerait ne pas vivre
certaines choses) pour raconter la vie avec une certaine profondeur. Du moins
une certaine crédibilité. Concernant 'Boulevard du temps', ce titre
n’a pas le monopole du sujet qu’il traite, la référence étant pour moi 'Avec
le temps' de Léo Ferré. J’ai aimé approcher le temps avec cette image d’un
boulevard qui ne se remonte jamais.
Est-ce déjà quelque
chose qui te tracasse ce temps qui passe et as-tu déjà des regrets ?
Je ne vis pas avec des
regrets. Je suis conscient de notre impuissance face au temps qui passe. La
bonne nouvelle étant que le temps fait parfois bien les choses. S’il peut nous
aider à digérer des choses vécues ou à nous améliorer, alors il est un allié précieux.
Réfléchir à tout cela m’intéresse et ne me tracasse pas particulièrement.
Dans le titre ‘Insomnie
Artistique’ tu parles de la page blanche, du blocage, on a l’impression d’un
vécu et que l’écriture a peut-être été difficile pour toi, qu’est-ce qui
provoque chez toi ton inspiration ?
Le titre 'Insomnie
artistique' est un clin d’œil à ces instants nocturnes où je suis inspiré.
Sans doute parce que l’environnement est alors plus calme (à Paris, le calme
est précieux). La page blanche de chaque début d’écriture est similaire en de
nombreux points à celle du lendemain de mon départ du monde de l’entreprise. Tu
ne peux en effet pas/plus compter sur un autre pour faire à ta place. Si tu ne fais
rien, si tu n’es pas inspiré, il ne se passe rien.

Dans ces insomnies, tu
sembles te livrer, tu parles beaucoup à la première personne (‘Mes Notes’…),
est-ce que pour toi l’écriture est obligatoirement quelque chose que tu conçois
comme une catharsis ?
Les titres de l’EP ne sont pas tous à la première personne. 'En silence'
est dans le « on », 'Boulevard du temps' dans le « tu ». 'Mes notes' a ce côté paradoxal d’être écrit à la première personne
alors qu’il n’a rien d’autobiographique. Je me suis soudainement projeté dans l’histoire
d’un couple séparé par l’emprisonnement de l’un. L’écriture m’aide certainement
à poser certaines émotions mais je ne systématiserais pas l’aspect catharsis
auquel tu fais référence. Je suis bien plus inspiré par les autres que par
moi-même ! J’aime observer les gens, deviner d’où ils viennent, où ils vont. Certains
finissent dans mes textes.
Est-ce que pour toi il
y a une frontière entre la vie intime et le fait de se livrer en tant
qu’artiste, comment penses-tu trouver cet équilibre ?
Il y a une frontière
mais elle me semble relativement perméable. Ma sphère privée sait à quel point
créer artistiquement est un plaisir pour moi. Cela fonctionne vraiment dans les
deux sens en ce qui me concerne : la vie intime nourrit la vie artistique,
la vie artistique nourrit la vie intime.
L’appauvrissement que
tu évoques ne se limite à mon avis pas à l’écriture musicale. C’est un appauvrissement
global au niveau culturel auquel nous assistons.
Les paroles tiennent
une grande part dans ton œuvre, on se souvient des grands paroliers : Roda Gil,
Jean Marie Fauque… on a l’impression d’un appauvrissement à ce niveau depuis
quelques années maintenant, comment l’expliques-tu et n’est-ce pas un peu
frustrant pour toi le fait que les textes des chansons passent après ?
L’appauvrissement que
tu évoques ne se limite à mon avis pas à l’écriture musicale. C’est un appauvrissement
global au niveau culturel auquel nous assistons. La nouvelle façon de vivre,
technologique et court-termiste, en est l’une des raisons. Heureusement, il y a
encore de très beaux textes écrits en français et dans d’autres langues. Rien
de frustrant me concernant. Je fais confiance aux oreilles des gens.
Musicalement, l’album est très intime, piano-voix,
quelques cordes et soudain ‘Mes rêves’ arrivent avec ces touches électro et
boite à rythmes, pourquoi un tel choix pour ce titre en particulier qui oscille
entre mouvements optimistes et désespérés ?
J’aime faire voyager mes
mots et ma voix dans des musicalités variées. 'Mes rêves' ouvre l’EP
d’une façon « électro rythmée » puis l’ambiance devient en effet plus
intimiste. L’idée d’avoir plusieurs versions d’un même titre me séduit :
une version studio ne doit être identique à une version live. Sur scène, je
joue mes titres seul ou accompagné de mon ami pianiste Clément Guiter, compositeur
de 'Boulevard du temps' et co-compositeur avec moi de 'Mes
notes'. Une chanson, même si très produite et chargée, est à mon avis réussie
si elle fonctionne bien aussi en version minimaliste (piano-voix par exemple).

Tu as sorti deux clips
vidéo notamment celui de ‘Boulevard du Temps’ qui illustre bien ce thème du
regard en arrière, presque comme un court métrage à la Godard, le cinéma est
quelque chose qui est aussi une source d’inspiration et quels sont les
réalisateurs qui t’ont nourri ?
J’aime
les films qui racontent nos vies, notre société, avec sérieux ou humour. Truffaut,
Lelouch, Leconte, Tarantino, Begnigni... Quelques noms dont les films m’ont
marqué. Le clip de 'Boulevard du temps' a été réalisé par Tomek
Kowalski, un Londonien qui m’a approché après avoir écouté le titre du même nom.
En respectant mes souhaits, comme celui de ne jamais voir le visage de cette
femme qui marche sur son 'Boulevard du temps', il a réalisé ce clip
que j’aime beaucoup. Il a eu carte blanche sur tout ou presque tout. Ses
influences s’expriment donc dans le cas présent. Je crois à l’union des énergies !
Aujourd’hui nous vivons
un moment à la fois terrifiant et incroyable, comment l’abordes-tu en tant
qu’artiste ? Te sens-tu inspiré pour exprimer peut-être ta solidarité avec les
victimes, les gens qui luttent contre ce virus pour évacuer un éventuel stress
ou tout autre thème ou bien au contraire, te sens tu bloqué ?
Pour de multiples
raisons qu’il serait long de développer ici, je pense depuis longtemps que nous
allons dans le mur. Impossible toutefois de deviner à quoi ressemblerait ce mur
mais nous le savons désormais. La période actuelle rappelle à l’Homme de 2020
son infinie fragilité. Je pense avant tout aux victimes du Covid-19 et à leurs
proches. Je pense aussi à tous ceux (soignants mais pas que) qui se battent
pour nous. Toute crise n’a pas que du mauvais. J’espère que cet « arrêt au
stand » de notre société aura des conséquences positives sur notre approche
du quotidien. Depuis le début du confinement, je joue régulièrement en
piano-voix sur mon balcon et reçois de nombreux messages de remerciements de
soignants et non soignants. Si l’artiste peut se rendre utile dans une telle période...
Qu’attends-tu de cet EP
?
Qu’il soit le début d’une
série, ce qu’il est déjà car de nouveaux titres (pour certains moins intimistes)
sont en cours de préparation. Qu’il atteigne le plus d’oreilles possible. Que
ses mots et notes aient du sens pour ceux qui l’écouteront. Cet EP est la
pierre fondatrice de ma création musicale.
Un dernier mot pour nos
lecteurs?
Prenez soin de vous et
de vos proches.
Voyagez dans la diversité musicale qui s’offre à nous.
A bientôt peut-être sur les réseaux ou sur une scène !
Merci !