Dix ans après notre première tentative pour rencontrer la légende Jennifer Batten nous sommes enfin récompensés et avons pu aborder sa carrière à l'occasion de sa venue en France pour la sortie de l'album "Battlezone" en collaboration avec Marc Scherer.
Quelle est la question que l'on t'a trop souvent posée ?
Comment ai-je fait pour être engagée sur les tournées de Michael Jackson?
Nous ne te la poserons pas. Pour bon nombre de personnes tu es cette personne avec la coupe de cheveux très identifiable qui a joué pour Michael Jackson…
Durant le Superbowl nous avons joué avec Michael et environ un milliard et demi de personnes ont pu me voir. Mais peu importe ce qui peut amener les gens à ma musique, tout est bon à prendre.
Est-ce que tu penses que ta collaboration avec Michael Jackson est un pré-requis qui a amené les gens à s'intéresser à ta musique ?
Les gens ont besoin d'être intrigués par quelque chose. Peu importe que cela se fasse avec Jeff Beck, Michael Jackson ou en regardant des vidéos sur internet.
Ton actualité concerne ton retour après dix ans d'absence avec un disque avec le chanteur Marc Scherer. Pourquoi ce choix et as-tu encore l'ambition de sortir un disque instrumental ?
J'ai sorti trois disques instrumentaux et les choses ont tellement changé depuis cette époque dans la manière d'écouter la musique. Tout le monde peut écouter ce qu'il veut gratuitement de nos jours ou en streaming et mes deux derniers disques ont souffert de ça. Il devient difficile de mettre 10000 ou 15000 dollars dans un disque sans avoir un juste retour de l'investissement.
Penses-tu que "Battlezone" va l'être ?
Je ne sais pas du tout, honnêtement. Je me suis engagée dans ce projet en tant que musicienne de session, l'album était pratiquement fini, toutes les chansons étaient déjà choisies. J'ai pris un avion pour Chicago pour enregistrer trois chansons et aider à la composition d'une autre, le morceau-titre de l'album "Battlezone" avec Jim Peterik du groupe Survivor. C'est l'idée de départ qui consistait pour moi à être musicienne essentiellement. Quelques mois plus tard ils ont fait de nouveau appel à moi pour participer à d'autres sessions d'enregistrement pour l'album et le chanteur m'a dit que mon jeu de guitare apportait quelque chose de plus sur l'album, comme une autre voix. Et il m'a demandé d'être plus impliquée que sur le disque.
Comment as-tu géré le fait d'être sollicitée comme musicienne de studio et pas comme une compositrice ?
Je suis très très occupée tout le temps. J'ai pris ce projet comme une respiration dans un emploi du temps très chargé avec beaucoup de moment de création. Durant les deux dernières années j'ai travaillé beaucoup sur des chansons qui m'étaient envoyées de partout dans le monde. C'est un bon équilibre de partager mon temps sur des tournées ou à faire des démonstrations dans des manifestations de guitaristes avant de revenir à la musique pour travailler sur des compositions ou des morceaux sur lesquels on demande ma participation.
Après trois albums instrumentaux en solo très différents (shred pour "Above, Below & Beyong", world music pour "Momentum" et électronique pour "Whatever") tu reviens avec un album très 80's d'AOR. Qu'est-ce qui t'a plu dans ce style ?
C'est très facile à écouter comme musique, très radiophonique. Je n'ai pas le talent pour écrire ce genre de titres qui ont un potentiel radiophonique. J'ai rapidement adhéré au projet car j'adore la voix de Marc et j'ai apprécié travaillé avec Jim. Ça aurait été ennuyeux de faire le même disque encore et encore. Mes disques datent de quelques années maintenant et j'ai aimé me remettre en question avec de nouvelles expériences. Je peux composer de la world music ou de l'electro c'est toujours de la musique pour moi.
"Battlezone" est composé de huit chansons écrites par Jim Peterik et trois chansons supplémentaires qui ont un esprit très Van Halen. Est-ce un clin d'œil à tes influences ?
Ce n'est pas vraiment conscient. Nous nous sommes retrouvés à Chicago pour écrire et c'est ce qui est sorti de moi (elle joue le riff sur sa guitare électrique non branchée). Je n'ai rien calculé ou prémédité en pensant entrer en studio avec telle ou telle idée.
C'est très étonnant cette facilité à retrouver un jaillissement de créativité de ta part surtout quand on voit que tu n'as rien sorti depuis 2009. C'est frustrant car nous n'avons pas pu profiter de ton inspiration pourtant intacte.
Je vous présente mes excuses (rires)…mais pour ma défense je dois dire que j'ai été très occupée.
Le disque "Battlezone" porte la signature de Jim Peterik avec Survivor notamment sur 'What Do You Really Think". Comment as-tu trouvé ta place dans le groupe ?
J'ai une personnalité musicale, une signature propre et quand je pars en solo je le fais en réaction de ce que j'entends. Je n'essaie pas d'être quelqu'un d'autre ou de jouer comme quelqu'un d'autre. Je réagis aux silences, au groove, aux accords et aux mélodies. J'ai été beaucoup orienté par Jim qui m'a beaucoup guidé pour savoir comment me positionner dans tel ou tel passage. Je n'ai pas été à l'origine des décisions, on m'a sollicitée pour être le plus efficace possible et donner vie aux morceaux.
As-tu pu avoir la possibilité d'improviser dans cet album ?
Oui, il y a eu des sections de solo dans toutes les chansons. J'ai pu trouver quelques espaces pour placer des interventions plus libres.
As-tu participé à l'écriture de ces trois morceaux supplémentaires dont tu parlais?
Sur le morceau "Battlezone" seulement. Pour les autres titres Jim a travaillé en collaboration, parfois il y a plusieurs années notamment avec John Wetton d'Asia. Malheureusement il est décédé récemment et n'a pas pu prendre part plus massivement à la naissance de l'album.
Le disque n'a aucune prétention à part faire une musique simple et immédiate comme Jim Peterik en écrivait dans les années 80
On l'a évoqué le disque sonne très années 80 notamment avec ces claviers très typés (par exemple le morceau 'The Harder I Try'). N'y a-t-il pas un risque que le disque ait un rendu un peu daté ou mielleux?
(rires) Non, c'est du classic rock. Le disque n'a aucune prétention à part faire une musique simple et immédiate comme Jim Peterik en écrivait dans les années 80.
Dans cet album tu ne mets pas la technique au premier mais plutôt la mélodie. As-tu abordé cet aspect sous cet angle ?
Je n'ai jamais travaillé la vitesse pour elle-même. Je me concentre sur ce qu'une phrase de guitare peut apporter à un morceau et au ressenti que cela procure.
Tu es une des premières femmes à avoir évolué dans le monde de la guitare très masculin. T'es-tu senti obligé de travailler plus dur que les autres pour te faire une place?
Je pense que c'est un lieu commun de penser que les femmes doivent travailler deux fois plus que les hommes dans un milieu d'homme pour exister. Pour moi ce sont des conneries.
Ça n'a pas été ton cas ?
J'ai travaillé dur, c'est sûr mais pas deux fois plus dur que les autres. J'ai toujours trouvé ces concepts un peu ridicules. Je considère que le travail participe en premier lieu à satisfaire une exigence personnelle, à donner le meilleur de toi-même et non pas à être meilleur que le voisin.
Comment expliques-tu que pendant longtemps tu as été la seule femme guitar-hero?
Je ne l'explique pas en réalité. Pendant la période Michael Jackson j'ai pensé que la révolution était en marche…
Il voulait embaucher une femme au poste de guitariste ?
Je ne sais pas, je ne lui ai jamais demandé. On était une centaine de postulants et j'ai eu le poste. Pour en revenir à ta question il y a eu des femmes musiciennes dans des groupes de rock dans les années 80, je pense par exemple à Judi Dozier qui jouait du clavier avec Billy Idol. On pensait que les choses évoluaient mais au final cela restait très rare. Aujourd'hui il y a internet.
Je n'ai jamais cherché à endosser le rôle de pionnière en tant que femme guitariste.
Justement, avec internet on voit de plus en plus de femmes musiciennes dans le rock et le hard-rock, parfois même des virtuoses. Te considères-tu comme pionnière dans ce mouvement ?
Malgré moi ou par défaut, oui. Je n'ai jamais cherché à endosser ce rôle, j'ai toujours voulu jouer de la guitare sans penser aux conséquences ou aux vocations que cela pourrait engendrer. Maintenant on peut voir de sacrées musiciennes, des gamines de sept ans Indonésiennes qui me remettent à ma place techniquement (rires). De nos jours c'est devenu populaire, les gens regardent et cherchent les femmes qui réalisent ce genre de choses car c'est très spectaculaire, c'est tendance.
Est-ce que l'époque change la manière d'apprendre la guitare ?
Oui, mais principalement dans les technologies dont nous avons accès de nos jours. N'importe qui est capable de voir les doigts de Jeff Beck bouger sur le manche et de décortiquer les techniques en ralentissant les séquences. Je ne regrette pas mon époque, je me suis beaucoup amusée et beaucoup de gens se souviennent de moi car j'étais la seule à cette période à faire ça. Le contexte m'a été favorable.
Considères-tu Nita Strauss comme ton héritière ?
Je ne pense pas à ce genre de chose. Quelqu'un a dit un jour que je suis la source d'inspiration de son jeu de guitare et qu'elle s'est mise à la guitare à cause de moi…
Grace à toi (rires)…et tu es fière de ça ?
Oui, bien sûr.
Tu as aussi été reconnue en 2015 par le magazine Guitar Player qui t'a fait entrer dans son Hall Of Fame des grands guitaristes. Quelle a été ta réaction ?
Si cela m'était arrivé il y vingt ans j'aurais certainement eu une autre réaction, j'aurais pensé que c'est important. Mon égo aurait été flatté. Mais maintenant cela a beaucoup moins de sens pour moi. Qu'est-ce que cela veut dire? Etre reconnu comme guitariste qui compte parmi des milliers c'est gentil mais voilà tout. Cela ne changera pas ma vie.
J'ai développé la technique du tapping avant que Van Halen ne la popularise.
Qu'est-ce qui t'a amené à développer la technique du tapping? On rappelle que tu l'as amené avant que Van Halen ne la rende populaire.
C'est exact. J'ai beaucoup travaillé ce mouvement et j'ai été inspiré en travaillant avec un camarade de cours Steve Lynch quand nous étions à la Musicians Institude. Chaque mois il y avait un séminaire avec des professionnels (Larry Carlton…) et un jour Emmett Chapman est venu, l'inventeur du Chapman Stick (NDLR : instrument dérivé de la guitare qui se joue avec les deux mains sur le manche et dont un des grands joueurs est Tony Levin). Une soixantaine des étudiants voulait étudier la guitare et certains ont été intéressés par cet instrument original…
A cet instant le téléphone de Jennifer sonne très bruyamment deux fois de suite. Le calme revient après quelques efforts pour trouver la touche vibreur de son appareil...
Tu es très occupée effectivement…(Rires)
C'est quelqu'un qui m'a demandé pour une prestation live et je ne pourrai pas la faire (rires)…Bref, à cette époque Steve a commencé à développer cette technique en expérimentant beaucoup et à force de discuter avec lui et de le voir adapter cet outil à une pratique courante je m'y suis intéressé. J'ai été fascinée par la façon dont on pouvait jouer des gammes non plus avec la main gauche mais avec la main droite à l'unisson. Après l'école je ne retenais pas forcément les apports théoriques mais j'ai gardé la technique de jeu que j'ai creusée et incorporée à ma pratique quotidienne.
Quelle influence a eu Jeff Beck dans ton jeu de guitariste ?
Une influence immense, immense !
C'est d'autant plus intéressant qu'il n'est pas un guitariste démonstratif connu pour faire des prouesses techniques.
Il a été à l'origine de beaucoup de choses qui ont été reprises par les guitaristes rock. C'est la source de tellement de développement et d'innovations à la guitare. J'ai appris en écoutant et en apprenant les parties de "Blow By Blow" et "Wired" et en le côtoyant. En particulier dans ses ballades notamment 'Cause We've Ended as Lovers' et 'Goodbye Pork Pie Hat' (NDLR : issus de ces deux albums) qu'il fait sonner avec une telle intensité avec cette maitrise du rythme de son vibrato et ces subtiles harmoniques…ce sont des leçons qui ont été de grandes inspirations pour moi.
Jeff Beck est le musicien qui m'a le plus inspirée
Parmi les personnes avec qui tu as joué, Jeff Beck, Michael Jackson ou Michael Sembello (NDLR : avec qui elle a joué deux titres sur l'album "The Lost Years' en 2003), qui a t'a le plus inspiré?
Jeff Beck sans hésiter !
Alors que les gens qui te connaissent par l'intermédiaire de tes collaborations avec Michael Jackson auraient pu penser que ça serait plutôt lui.
Etant guitariste c'est Jeff Beck qui a laissé une plus grande empreinte comme par un effet de magnétisme. C'est mon idole depuis que j'ai douze ou treize ans et avoir la chance de jouer avec lui est phénoménal. Travailler avec lui en studio m'a fait grandir en tant qu'artiste et musicienne.
Je reviens sur ton album solo "Above, Below And Beyond" de 1992 dont la pochette m'a toujours fait penser à celle de "Passion & Warfare" de Steve Vai. Y a-t-il un lien entre ces deux images ?
Tout à fait. Sur cette image créée par un artiste qui s'appelle Pamelina, j'apparais au centre avec cette coupe de cheveux exagérée. Avec le producteur nous nous sommes retrouvés avec elle dans les bureaux du label pour discuter de quelles images on pourrait mettre dans l'album. On avait quelques idées dans des styles de mythologie égyptienne et elle nous a proposé celle-ci en nous disant qu'elle avait été influencée par "Passion & Warfare".
On retrouve effectivement cette connotation égyptienne dans l'album notamment avec l'excellente "Cruzin' The Nile".
Oui, merci pour ton gentil compliment.
Quelles sont vos attentes pour ce nouvel album avec Marc Scherer ?
Aucune !
Aucune ? Tu renvoies une impression de sérénité impressionnante…
C'est probablement dû au fait que pour la sortie de mon premier album j'étais hyper stressée. Dans ces moments là tu as l'impression que si l'album ne marche pas tout s'écroulera autour de toi et que tu ne seras plus bonne à rien. Et plus tu vieillis plus tu comprends comment tout cela fonctionne, que des milliers de très bons artistes sont et resteront inconnus et tu relativises. On voit de nos jours à quoi sont prêtes certaines personnes pour de la notoriété en se montrant constamment sur Youtube et sur les réseaux sociaux…je me contrefous de tout ça!
Est-ce grâce au fait que tu peux vivre de ton activité sans devoir passer par ce système que tu peux dire ça ?
Non, c'est du désintérêt. J'ai déjà donné en quelque sorte de mon temps à m'investir dans le business et tout ce système et ça ne m'a jamais apporté aucune satisfaction. Ça ne te fait pas grandir, c'est juste une façon de survivre dans monde très dur.
Tu sembles désenchantée par le système tel qu'il a évolué…
Je vois ça avec un peu de distance en me disant que les jeunes gens qui rêvent de célébrité et qui participent à "American Idol" (NDLR: version américaine et moderne des télé-crochets) se font des illusions sur un système qui n'a rien de bienveillant à leur égard.
Pour revenir à ta question précédente j'ai conscience que j'ai pu profiter d'une époque où les artistes qui avaient des chansons dans les hits, comme avec Michael Jackson, vivaient très bien de leur musique. Sur les tournées j'étais très bien payée et même Jeff Beck rémunérait très correctement. Cette époque est révolue, les artistes qui peuvent prospérer de nos jours sont rares.
Quel est ton meilleur souvenir en tant que musicienne ?
J'en ai beaucoup…je dirais enregistrer un album avec Jeff Beck. Faire le tour du monde avec Michael Jackson pour les tournées était énorme aussi et j'en garde de magnifiques souvenirs. Mon premier contrat d'
endorsement, la première fois que j'ai fait la couverture d'un magazine de guitare spécialisé. Ça peut paraitre bête mais à l'époque j'en étais très heureuse.
Et la sortie de ton premier album solo je suppose …?
Oui, mais comme je te l'ai dit cette sortie a été un peu une torture pour moi (rires). Chaque nouvelle sortie d'un album solo est un grand moment.
Et au contraire ton pire souvenir d'artiste ?
Ah oui, je dirais ce qui est arrivé la semaine dernière. Je devais faire un concert à Cannes et la compagnie à perdu nos bagages avec mes guitares…ça nous tous foutu un coup.
Quelle question aurais-tu aimé que je te pose ?
Tu ne m'as rien demandé au sujet de mes cheveux…quel dommage (Rires) !
Puisque tu sembles tant y tenir : pourquoi une telle coupe de cheveux donc ?
C'est Michael Jackson qui aimait être entouré de musiciens avec de fortes personnalités et des apparences très spéciales pour les concerts. J'ai donc trouvé cette particularité.
Qui est devenu ta propre signature.
Exactement, ça m'a suivi longtemps.
Merci beaucoup
Merci
Un grand merci à Struck, PhilX, Loloceltic et Newf.