C'est un Joe Louis Walker particulièrement décontracté que nous avons eu le plaisir de rencontrer pour une longue interview dans laquelle le Blues All of Famer nous dévoilera son apprentissage du blues aux côtés des plus grands de la musique, de BB King à Jimi Hendrix... Interview légende !
Quelle est la question que l'on t'a trop souvent posée ?
Joe Louis Walker : "Qu'est-ce que le blues ?" (Rires)
Alors je ne vais pas te poser celle-là, la réponse serait bien trop longue.
C'est un peu comme si on te demandait qu'est-ce que la Mona Lisa ? Chacun à sa propre réponse.
Aujourd'hui, après le départ de Johnny Winter et BB King entre autres, tu es l'une des dernières légendes du blues encore en vie. Comment te sens-tu dans cette position ?
Le départ de Johnny m'a été très pénible. C'est un gars qui avait surmonté beaucoup de choses, qui était revenu sur le devant de la scène et surtout qui possédait une joie de vivre incroyable. Mon manager l'avait eu au téléphone la veille de sa mort, nous avions le même manager, et il allait très bien. Il était en tournée et tout semblait aller pour le mieux.
Mais tu sais, comme BB King, Johnny a eu des centaines de vies, et comme lui, il laisse un superbe héritage derrière lui. C'est, je crois, au-delà de la peine, ce qu'il faut retenir de cela. BB c'était le bluesman par excellence, un peu comme Muhammad Ali, c'était le boss. Il y a eu des boss avant eux mais ils n'ont jamais eu la même envergure. C'est grâce à BB si nous avons eu ensuite la chance de porter le blues sur son piédestal.
Mon jeu s’enrichit de ces rencontres, c'est un perpétuel challenge
Et ça te fait quoi d'être à ton tour tout en haut de ce piédestal ?
Je ne suis pas tout en haut, et tant mieux, cela me rassure. J'ai la chance d'être juste entre les deux. Entre les vieux sages et les jeunes lions, et de ce fait mon blues n'a pas à rester aussi "roots".
J'y insuffle ma propre personnalité. Je mélange mon style avec celui de mes mentors et des plus jeunes. J'apprends des autres, mon jeu s’enrichit de ces rencontres, c'est un perpétuel challenge. C'est un peu comme un footballeur qui ne va progresser qu'à la rencontre des autres, apprendre des plus vieux, se sentir motivé à tenir tête aux plus jeunes (Rires). C'est grâce à cela que j'ai pu faire des albums avec toutes ces pointures du blues comme de jazz, car depuis tout jeune, je cherche à jouer avec les autres, à me caler sur eux, à sentir le feeling et à me lancer. J'aime le blues de Memphis, j'aime le blues de Chicago, mais je suis heureux d'avoir grandi à San Francisco où tout est plus ouvert. C'est cela qui m'a permis d'en arriver là où je suis aujourd'hui, et de prendre autant de plaisir à jouer encore.
Tu dis mélanger les genres, penses-tu avoir alors trouvé entre tradition et modernité ta propre voix et surtout, peux-tu encore évoluer dans cette voie ?
Pour moi cela fonctionne. Quand je suis revenu sur le devant de la scène blues dans les années 80, les choses commençaient déjà à évoluer. Les jeunes bluesmen comme Robert Cray apportaient déjà des touches exotiques dans leur blues. Nous prenions les bases de nos mentors mais avec des touches nouvelles. Cela a toujours existé, les Stones ont copié sur Muddy Waters, Stevie Ray sur Albert King… moi aussi j'ai copié, puis j'ai ouvert des portes aux plus jeunes, comme Gary Clark, qui arrivent aujourd'hui sur cette scène. Donc pour répondre à ta question, oui, cette voie pourra toujours évoluer.

Tu ouvres des portes aux nouveaux bluesmen mais également aux auditeurs qui en découvrant ta musique deviennent fans de blues ?
C'est comme un pont. Je bâtis un pont vers le blues des origines, comme la soul des origines. Je pourrais jouer d'autres choses encore comme du rock pur, et je l'ai fait, mais pour rester vrai avec moi-même, je choisis de construire des ponts vers le blues. Robert Jonhson, Jimi Hendrix, Eric Clapton, Muddy Waters..., tous avant moi ont construits des ponts en étant plus jeunes. Et chacun te disait alors qu'il s'inspirait de ses mentors.
Moi je construis un pont pour les auditeurs, un pont qui leur permettra en suivant les autres derrière, de faire leur propre chemin vers les artistes qui sont passés par là avant. Cela me rappelle une phrase rigolote que m'avait dite un guitariste français il y a quelques années : "Il y a deux sortes de guitaristes, le gars qui apprend trois accords pendant trois semaines, et il joue ces trois notes pendant 50 ans devant trois mille personnes puis il y a ceux qui apprennent 3.000 notes, pendant 50 ans, et jouent devant trois mecs" (Rires). C'est toute la magie de la guitare. As-tu remarqué que c'est l'un des seuls instruments derrière lequel tu ne peux pas te cacher ? Même la trompette permet de cacher ton visage. Pas la guitare. Avec cet instrument, très sexy, tu te dois d'être au-devant de la scène.
BB King m'a dit [de] joue[r] une musique inclusive
Tu nous reviens avec ce nouvel album "Everybody Wants A Piece", ton 23ème. Comment fais-tu pour sonner de façon toujours aussi spontanée après autant d'albums ?
Les jeunes filles (Rires) ! Non, n'écris pas cela, ma femme va me tuer ! Plus sérieusement, comme je le disais plus tôt, je vais me frotter aux jeunes ! BB King me l'a dit, joue une musique inclusive ! C'est ça le mot juste. Va chercher les autres, les grands ou les petits, et joue avec eux.
Qui serait le prochain avec qui tu aimerais jouer ? Celui qui pourrait t'apporter ces choses nouvelles ?
Je me dis que Keith Richards devrait être un très bon challenge. Ce gars-là ne pense pas comme un guitariste, sa guitare n'est qu'un véhicule si tu vois ce que je veux dire.
En même temps il est très orienté blues.
Oui, tout à fait, mais il apporte, dans son jeu, beaucoup d'ouverture et d'opportunités qui sont très riches pour un chanteur comme pour un autre guitariste.
Il est un peu comme toi car il fait son propre blues, à sa façon.
Mais comme Bobby Womack avec la soul ou Ronnie Earl… j'ai pu jouer avec eux et je m'en souviendrai toute ma vie.

Tu es maintenant un membre du Blues Hall Of Fame et gagnant de 4 Blues Music Awards. Où trouves-tu cette motivation pour enregistrer encore alors que l’industrie musicale va si mal ?
Les jeunes filles (Rires) ! Une fois encore, je sors et je vois ce que les jeunes proposent. Et je leur dis, comment tu fais ça, montre-moi. Et il faut aller doucement. Rester disponible et atteignable. Tu te souviens de Clapton et Harrison ? Voilà un exemple parfait de l'échange riche et unique qui peut se produire entre deux musiciens. Ils ont pourtant un style unique, reconnaissable entre mille, personne ne peut sonner comme eux. Mais ils ont su, petit à petit forger leur propre style en apprenant de l'autre.
Je fais comme le disais James Brown "Get On Up", je bouge, je ne reste pas assis sur un succès.
Quel est ton prochain rêve, toi qui en as réalisé tant ?
Tu sais, j'ai eu beaucoup de chance déjà. Et j'en suis très reconnaissant. Mais je ne vais pas m'arrêter car je ne cours pas après le succès. Je reste ouvert, je ne me repose pas sur mes acquis. Le succès est une illusion. Je fais comme le disait James Brown "Get On Up", je bouge, je ne reste pas assis sur un succès. Ça n'est donc pas une question de rêve à accomplir, mais de progression à poursuivre, les rêves viendront d'eux-mêmes !
Deux choses sont primordiales dans la musique, deux choses qui te préservent de l'absence ou de la perte de popularité. La première est de toujours continuer à jouer ton instrument avec la même passion que les premiers jours et la seconde, de t'entourer de gars, de musiciens qui ont toujours la même motivation, le même esprit ouvert. Après tu peux te la jouer "bad guy" ou chercher à écrire plus de titres qu'untel ou untel, mais ça ne mène jamais très loin. Je joue toujours avec mes vieux potes, et c'est une chance unique. Combien de groupes sont restés soudés toute leur carrière, si peu…
Ton nouvel album est une sorte de voyage à travers le blues. L'as-tu composé dans cet état d’esprit ?
Pour chaque album, je fonctionne de la même façon. Je n'y mets que ce que j'ai envie d'entendre de quelqu'un d'autre. Je veux changer de recette à chaque fois. Un peu comme pour les pâtes. Il y a des milliers de façon de cuisiner des pâtes, de les accommoder. Et je veux toujours, à chaque fois, goûter une sorte de pâtes différente.
Mais tes pâtes ne sont jamais mauvaises. Comment fait tu pour ne pas rater une recette de temps en temps ?
C'est ça le secret ! Tu dois savoir faire de mauvaises pâtes pour ensuite en faire des bonnes. Tu n'apprends que de tes défaites ! Il y a des gars qui cherchent toujours à en faire plus, jouer plus vite, créer des murs de son, avoir trois batteurs au lieu d'un, six guitaristes ! Et puis quoi encore ? Il ne faut chercher à toujours faire plus, mais toujours autrement, et une fois encore, doucement, sans se précipiter. C'est ça que Phil Spector attendait des Beatles, les Mothers Of Invention fonctionnaient également ainsi.
Un titre comme 'Wade In The Water' est très optimiste et positif. Étant très attaché aux textes, penses-tu réussir à passer tes messages et idéaux à travers tes chansons?
Ce titre, très traditionnel, traite de la volonté de toujours se battre, toujours essayer, toujours faire mieux pour y arriver. Et oui, les textes sont indispensables en musique, c'est le but final. Il faut éviter de mettre trop de négatif dans ta musique. Regarde les Beatles, BB King, Lennon... Tu ne peux pas aimer sur le long terme des artistes qui diffusent un message trop négatif. Enfin, je ne pense pas..

Quel est ton meilleur souvenir en tant que musicien ?
J'en ai pas mal. Mais je dirais une fête qui avait été organisée pour Jimi Hendrix. Nous étions très nombreux et j'y ai croisé toutes les grosses stars du moment. Tout était énorme et chacun se mettait en avant à sa façon et le plus cool parmi eux, et bien c’était Jimi! Il ne critiquait jamais personne, ne jugeait jamais la musique d'un autre. Il restait très simple même s'il y avait toujours en lui cet aspect Jekyll And Hyde.
Au contraire quel pourrait être le pire ?
Je dirais en 1969 quand je jouais à Chicago. Je devais faire la première partie d'une star montante du blues et je suis arrivé avec un train de retard. Je me suis donc retrouvé sur le quai de la gare, à quatre heures du matin, seul, il neigeait et la seule façon pour moi de ne pas littéralement geler était de jouer et de jouer encore sur ma guitare. Je m'en souviendrai toute ma vie.
Nous avons débuté cette interview par la question que l'on t'a trop souvent posée. Au contraire, quelle serait celle à laquelle tu aimerais répondre ?
(Il réfléchit, longuement) A chaque fois que je suis en studio j'entends des choses comme : "Comment voudrais-tu que ça sonne, comment aimerais-tu jouer ça, comment sonne ma musique, comment, comment ?" Et même si cela me fait me sentir comme un évaluateur, je ne veux pas être celui qui laissera l'autre sans réponse. C'est pour cela que je cherche toujours à donner des conseils et répondre aux plus jeunes qui viennent me voir. BB King était comme ça avec moi et cela m'a beaucoup aidé, alors je veux être ainsi avec les autres.
Merci à toi
Merci, c'était vraiment cool !
Merci à Loloceltic pour sa contribution et Mr Blue pour sa superbe retranscription...