Emploi
du temps oblige, alors que nous avons plutôt l'habitude de caler nos
interviews en début de promo, cette interview de Steven Wilson est
sa dernière de sa journée promotionnelle en
France...
Bonjour
Steven
Wilson : Bonjour, content de te voir...
...
Tu es content de me revoir une nouvelle fois ou parce que je suis la
dernière interview de ta journée promotionnelle en France
?
(Rires)
Un peu des deux, je t'avouerais... et comme je suis content que ce
soit la dernière, je serais plus que concentré sur mes
réponses...
Dans
notre précédente interview, tu considérais ''The Raven'' comme un
album différent du reste de ta discographie, non pas en raison du
style, mais par rapport à la méthode que tu as empruntée
(enregistré en live en studio). Comment as-tu procédé cette
fois-ci? As-tu usé de la même méthode? Et quels sont les éléments
qui t'ont fait préférer cette méthode par rapport à une
autre?
La
méthode choisie pour cet album était similaire mais différente
(rires). J'ai mis à contribution le même groupe utilisé sur ''The
Raven''. Mais c'est album s'apparente plutôt à une création en
studio. L'auditeur n'écoute pas un groupe en live, mais un processus
de manipulation de son, de re-recording,
d’expérimentations. J'ai également utilisé de nouveaux éléments
comme la voix d'une chanteuse ou celles de choristes. Pour répondre
à la seconde partie de la question, je dirais que la méthode dépend
du type d'histoire que j´ai envie de raconter. Tout part d´une
histoire et cette histoire influence la mise en forme de l´album. Le
concept du précédent album était articulé autour d'un livre
d´histoires de fantômes, ce qui permettait un retour au XIXème
siècle, tout en conservant une dimension intemporelle.
"Hand.Cannot.Erase" est un album qui se déroule
aujourd'hui. On y retrouve donc des sons électroniques, des
ambiances urbaines, un plus large panel d´idées musicales.
Le
concept de cet album est inspiré de l´histoire fascinante de Joyce
Vincent, qui est morte en 2003 (on peut en apprendre plus sur son
destin dans le documentaire ´´Dreams of a life´´). Comment as-tu
pris connaissance de ce fait divers et comment t´es venue l´idée
de t´en inspirer pour ton travail?
Comme
beaucoup de personnes, je me suis intéressé à cette histoire quand
les médias en ont parlé. Mais aussi comme d´autres personnes, je
me suis dit que Joyce Vincent devait être une vieille femme. Plus
tard, quand le film est sorti, j´ai été choqué d´apprendre qu´il
s´agissait en fait d´une jeune femme très séduisante, très
populaire, très sociable et malgré cela, elle est morte et n´a
manqué à personne pendant presque trois ans. C´était si
extraordinaire que cette histoire m'a hantée pendant des jours et
des mois. Quand j'ai décidé d'enregistrer un nouvel album, je me
suis dit qu'il fallait que je parte d'elle.
As-tu
peur d'être oublié comme elle?
Je
pense que chacun essaie de donner un sens à sa vie, en laissant une
trace. Pour certains, cette trace passe par la famille, pour d'autres
par l'escalade du Mont Everest. Une personne qui n'est pas religieuse
-je ne le suis pas moi-même- pense qu'il n'y a pas d'au-delà. Alors
il faut essayer de donner un sens à ce don qu'est la vie. Pour moi,
la musique est mon héritage.
Tout
à fait, c'est ce qui explique ta boulimie de travail.
Hum.
Oui tu as raison, c'est ce qui me motive. Je me mets moi-même cette
pression sur les épaules pour ne pas interrompre mon processus de
création. Mais Joyce Vincent a choisi de disparaître. Et c'est là
le paradoxe, car elle avait beaucoup d'amis. Elle a choisi de se
retirer et de s'isoler. C'est fascinant.
Cette
histoire résume les contradictions de notre société, où de plus
en plus de gens vivent dans des villes surpeuplées, et sont au
contraire isolés. On dirait qu'il y a deux niveaux de lecture, le
point de vue de la femme et sa solitude et le point de vue des
proches et des amis. Est-ce que tu as travaillé sur ces deux
aspects?
Sur
cet album, j'ai d'abord développé un aspect biographique. Nous
suivons en premier ce personnage depuis son enfance, avec quelques
retours sur des épisodes nostalgiques jusqu'à une déconnexion et
une dissociation de son être dans son appartement. Un bon conseil
pour disparaître au XXIème siècle serait d'aller vivre dans une
métropole. Entouré de milliers de personnes, on peut être
invisible. Joyce Vincent a été la preuve vivante de ce paradoxe.
Aujourd'hui si tu n'as pas de téléphone portable ou de Facebook,
tu n'existes pas.
L'autre
contradiction, c'est qu'avec les réseaux sociaux, on peut se sentir
plus connectés avec les gens.
Absolument,
il n'y a même plus besoin de capter l'attention de quelqu'un par le
regard. Je pense que ces réseaux sociaux sont vides, car cela
encourage les gens à communiquer avec des personnes qu'ils ne
connaissent pas, qui s'inventent peut-être une personnalité. On
peut utiliser un exemple extrême, comme cet homme de cinquante ans
qui a contacté un enfant de quatorze ans et qui l'a violée. Il y a
des gens qui prétendent être ce qu'ils ne sont pas. Nous n'avons
jamais eu autant d'amis virtuels. Mais peut-être que tes
amis virtuels sont tes voisins de palier qui ignorent tout de
toi.
Cet
album a été crée à partir du point de vue d'une femme. La
présence d'une chanteuse s'est présentée comme une évidence.
Pourquoi avoir attendu aussi longtemps avant d'inclure une voix de
femme dans un de tes projets?
Je
ne sais pas. C'est une bonne question. Pourquoi ai-je attendu aussi
longtemps avant d'inclure une chanteuse dans un de mes projets?
Pourquoi ai-je attendu aussi longtemps avant de travailler avec une
chorale d'enfants? Je ne sais pas! (rires) Je pense que travailler
avec une femme représente une évolution pour moi. Même à travers
le prisme d'un personnage, mes chansons sont toujours personnelles et
développent un aspect de ma personnalité. (flaubertien)
Même Joyce Vincent, c'est moi. Ses expériences, je les ai tirées
de moi. Et c'est important, car je dois croire en ce personnage,
penser comme lui, m'investir en lui.
Cela
ressemble beaucoup à un travail d'acteur, peut-être que tu aimerais
poursuivre ce travail au cinéma...
(Rêveur)
J'aimerais faire du cinéma. Pour revenir à la question, quand tu
écris des chansons personnelles, c'est difficile de les donner à
interpréter à quelqu'un d'autre que toi. Déjà que même pour moi,
elles ne sont pas faciles à chanter. C'est peut-être un excès
de control
freak...
Arjen
Lucassen m'a dit la même chose hier (retrouvez notre interview du
leader d'Ayreon)...
Je
suis un control
freak depuis
le début parce que je n'arrivais pas à trouver des gens pour
m'accompagner. J'ai toujours eu pour habitude de tout faire moi-même
et d'être le seul interprète de mes chansons. Donc c'est assez
étrange d'entendre quelqu'un d'autre chanter les paroles que j'ai
écrites. C'est comme écouter quelqu'un qui prétendrait être toi
en t'imitant.
Comment
as-tu dirigé Ninet Tayeb?
Je
n'ai rien fait de spécial, je lui ai juste donné une démo où je
chantais tous les textes. Il faut savoir que Ninet n'était pas la
seule chanteuse que j'ai approchée. Ce qui est intéressant chez
elle, c'est qu'elle n'a pas essayé de copier ma façon de chanter.
Elle m'a fait plusieurs propositions auxquelles je n'avais pas pensé.
J'ai beaucoup aimé ses idées et j'en ai été très heureux. Cela
donne beaucoup de confiance de travailler avec quelqu'un comme
elle.
Musicalement
parlant, cet album pourrait se définir comme une synthèse de ta
carrière avec une très forte approche pop. Pouvons-nous considérer
cet album comme une évaluation, une façon de clore un chapitre de
ta carrière, avant d'en ouvrir un autre. Si oui, quel serait le
contenu du prochain chapitre?
Woah!
Je ne sais pas du tout ce dont je traiterai au prochain chapitre. Je
n'essaie pas de me projeter dans le futur. Aujourd'hui, je suis très
satisfait de cet album. Mais je pense que tu as raison, cet album
regroupe toutes les facettes de ma personnalité musicale. On a des
chansons pop, des longs morceaux progressifs, des ballades au piano,
des morceaux électroniques... Cet album est un patchwork des
différents aspects de ma musique. Ce n'est pas facile de tout
synthétiser...
Il
faut que cela fasse sens!
Oui,
cela doit être cohérent et cela m'a pris beaucoup de temps pour
trouver une balance. Mais le concept suggérait cette dimension
étendue et épique de l'album.
A
propos du concept, est-ce que tu aurais travaillé de la même façon
si tu avais enregistré cet album sous le nom de Porcupine
Tree?
Woah!
Je n'aurais pas pu faire cet album avec Porcupine
Tree,
cela n'aurait pas marché.
Pourquoi?
(Il
réfléchit) Il y a beaucoup de moi dedans. Je sais que les gars
de Porcupine
Tree auraient
contesté certains de mes choix. Quand tu es dans un groupe, c'est
difficile de s'accorder parfaitement sur toutes les idées musicales.
Mais j'aime aussi travailler avec un groupe!
On
peut sentir un progrès vocal sur ''The Raven''. Tes prouesses
vocales sont également remarquables sur ce nouvel album (les
chansons 'Ancestral' et sur les choeurs dans 'Routine'). Tu as dit
que l'album ''The Dreaming'' de Kate Bush avait inspiré ta façon de
chanter. Est-ce que tu as beaucoup travaillé sur ta voix ces
dernières années?
Pas
de manière consciente. Mais en choisissant une carrière solo, j'ai
dû me concentrer sur ma position de chanteur. En choisissant une
carrière solo, j'ai mis de côté mon rôle de musicien. Je ne
joue pas de guitare sur tout l' album, à l'inverse de Porcupine
Tree.
Mais
est-ce que cette position te conforte où est-elle source de
pressions?
Les
seules pressions que je subis sont celles que je m'impose. Ces
pressions n'ont pas pour but de me brimer -et crois moi, c'est facile
de se brimer - ''Oh j'ai déjà écrit ça!'' ''Oh! j'ai encore
choisi la facilité'' (rires), mais elles ont pour but de me pousser
à concrétiser des idées qui me satisfont et qui entretiennent la
nouveauté. Je sais qu'il y a beaucoup de fans qui aimeraient que je
fasse ''The Raven That Refused To Sing Part 2'',''Fear of the Black
Planet Part2''...
Mais
il y a aussi des fans qui n'apprécieraient pas, car si tu en comptes
beaucoup autour de toi, c'est surtout parce que tu as enregistré des
albums si différents. Nous avons parlé de Kate Bush, est-ce que
c'est une coïncidence ou est-ce un acte conscient si la femme qui
figure sur la pochette ressemble à Kate Bush?
Je
devrais regarder à nouveau alors. C'est une coïncidence. C'est mon
directeur artistique qui a choisi ce modèle.
Tu
as utilisé la même formation que sur ''The Raven''. Travailler avec
toi semble être une priorité pour ce groupe, ce qui m'a été
confirmé par Guthrie Govan. Pouvons-nous penser que cette formation
est stable et qu'elle sera inchangée pour la
tournée?
Malheureusement
non. J'aurais aimé avoir une formation stable. Mais comme ils sont
aussi un groupe, je vais les perdre au mois de juin pendant la
tournée européenne. Ils seront remplacés par d'autres musiciens,
également très doués.
Qui
sont-ils?
Le
guitariste sera Dave Kilminster, qui a accompagné Roger Waters en
tournée. Pour revenir à la question initiale, je suis très content
de pouvoir partager mon travail avec de grands musiciens, mais c'est
aussi symptomatique du fait qu'il n'y ait pas suffisamment de dates
où les musiciens pourraient se mettre au service d'un artiste pour
jouer de nouvelles compositions, des chansons au lieu de faire un
boeuf avec d'autres musiciens.
Les
sujets que tu traites reflètent souvent une critique de notre
société moderne, comme lorsque tu détruis l'aliénation aux
techniques de production (dans les photos du livret d'
''Insurgentes'', un ipod est détruit), les peurs modernes concernant
l'isolement et la solitude dans une société de plus en plus
urbaine. Pouvons-nous dire que ces thèmes sont exploités dans cet
album et qu'ils font partie d'une grille de lecture de ta
discographie?
Probablement.
Je ne suis pas tout à fait conscient de ce processus. Mais comme
tout compositeur, il y a des thèmes qui reviennent assez
régulièrement dans mon écriture. A mes yeux, ma marotte serait
l'idée que la technologie nous isole.
Certains
de tes albums favoris (''The Wall'', ''Tommy'', ''Ok Computer'')
partagent également cette peur et l'aliénation du monde moderne
(technologique, sociale et culturelle). Es-tu sur la même longueur
d'ondes que ces albums qui sont pourtant sortis à
différentes époques?
C'est
un thème similaire à l'amour. On peut écrire des millions de
chansons sur l'amour, en trouvant toujours une approche originale. La
technologie évolue très rapidement. Si j'avais enregistré cet
album il y a cinq ans, le son aurait été différent.
C'est
un peu contradictoire, car tu es considéré comme l'un des meilleurs
ingénieurs du son et tu es très demandé.
J'aime
la technologie. On peut faire des choses merveilleuses avec les
téléphones portables, avec Internet, avec la télévision. Mais la
technologie n'est bonne que lorsqu'elle est mise au service de
l'humain. Malheureusement beaucoup de gens utilisent Internet pour
télécharger de la musique, des films pornos, pour jouer aux jeux
vidéos, ou pour parler pour ne rien dire.
Tu
as dit lors de notre dernière interview en 2013 que tu te sentais
comme jamais très inspiré. Est-ce que c'est toujours le
cas?
J'ignore
d'où cela provient, mais je parviens toujours à m'étonner. Lorsque
j'en viens à terminer un album, je me dis toujours : ''Je ne peux
plus refaire ça'' ou ''C'est mon dernier album et après
j'arrête''... Parce que c'est long, c'est fatiguant, c'est
stressant. Et pourtant à chaque fois, je trouve toujours quelque
chose de nouveau qui m'empêche de tomber dans une routine. A partir
du moment où je me lance dans les flots, je me sens très inspiré,
encore aujourd'hui.
Tu
es probablement le musicien le plus passionnant de ton époque, mais
tu travailles également sur des mixages d'anciens albums. Est-ce que
tu aurais souhaité vivre et travailler il y a quarante ans?
C'est
une bonne question. Au fond de moi, je dois regretter d'être né
vingt ans plus tard et d'avoir manqué cette époque très riche.
Cela aurait été intéressant de faire de la musique dans les années
70. Mais j'ai grandi dans les années 80 et c'était aussi une époque
créative. J'écoutais de très bons groupes, Public
Image Limited, The Cure, Joy
Division, The
Smiths etc...
Par contre, je n'aimerais pas grandir aujourd'hui, je ne trouve pas
que cette période soit intéressante musicalement parlant. Donc, je
suis plutôt chanceux d'avoir été jeune dans les années 80
(Rires).
Pourtant
les jeunes enfants d'aujourd'hui peuvent écouter du Steven
Wilson!
Oui,
malheureusement (Rires). Ce que je voulais dire, c'est que si j'avais
été enfant aujourd'hui, je n'aurais pas trouvé grand chose à me
mettre sous la dent.
Que
penserais-tu si un jeune musicien venait à remixer tes albums
quarante ans plus tard?
Je
ne sais pas si je le permettrais, car je suis un control
freak.
Il faudrait vraiment qu'ils gagnent ma confiance pour que je leur
permette de remixer mon travail.
Tu
es réputé pour être un grand producteur qui exige une très bonne
qualité de son. Comment expliques-tu cette tendance à revenir vers
des sons analogiques utilisés avant la digitalisation?
J'aime
les sons analogiques, mais j'aime surtout la flexibilité offerte par
les sons digitaux. J'aime enregistrer de manière traditionnelle en
utilisant le piano, le mellotron, l'orgue Hammond, la guitare
acoustique. Mais j'aime aussi bousculer, manipuler, distordre le son
avec des commandes digitales.
Dans
cette activité où s'arrête la part de la technique pure et où
commence la part artistique?
Je
ne pense pas que la production soit de la technique pure, c'est aussi
créatif. Il y a aussi un aspect technique lorsque j'enregistre un de
mes albums.
Supposons
que tu décides de remonter Porcupine Tree, de quelle part de
''Hand.Cannot.Erase'' t'inspirerais-tu dans l'écriture du prochain
album de Porcupine Tree?
Woah!
Bonne question. Je pense que si je revenais vers Porcupine
Tree,
mon travail prendrait une orientation inédite. Je pense que je
dirais aux autres membres : ''Ecrivons ensemble''. Il n'y aurait
aucun intérêt de revenir à Porcupine
Tree et
de refaire la même chose. Mais une reformation n'est pas impossible,
et cela pourrait bien arriver un jour.
Merci...
Merci
à toi.
Merci
à Nuno777 pour sa contribution...